Laurent Vernet
N° 105 - automne 2013

Le spectacle de l’art

On a beaucoup dit que la « société du spectacle » était dépassée dans un monde dominé par les réseaux interactifs et le virtuel, par les référentiels de l’authenticité et de la transparence. Ce diagnostic est manifestement inexact.
—Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde (2013).

Le spectacle que dénonce Guy Debord, dans l’essai La Société du spectacle (1967), a poursuivi son insidieux essor au cours des quarante-cinq dernières années. Rappelons que Debord critique, dans l’esprit de la pensée marxiste, que la vie quotidienne et les rapports sociaux sont dominés par la marchandise. « Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image 1 » ; c’est l’illusion créée par la société de consommation qui opère une séparation entre la représentation et la réalité. Cette division perpétuellement reproduite, qui rappelle que le spectacle est « à la fois le résultat et le projet du mode de production existant 2 », décrit l’aliénation qui est au coeur de sa théorie. Des médias de masse à l’aménagement du territoire, en passant évidemment par les biens de consommation: le champ d’action du spectacle est, selon Debord, infini.

Si cet ouvrage continue d’avoir une considérable portée critique, il est ici question d’envisager sa pertinence aujourd’hui dans le milieu des arts visuels. La prémisse de ce dossier est que l’art et les artistes sont devenus tant les armes que les cibles du spectacle. Dans leur récent ouvrage, Lipovetsky et Serroy démontrent l’émergence d’un capitalisme « artiste » : intégrant l’esthétisme à l’ensemble des activités du système capitaliste, ce nouveau paradigme de la production et de la consommation repose sur l’exacerbation de la créativité et de l’expérience des individus. Dans ce contexte, ils énoncent que le rôle de l’art s’est radicalement transformé depuis les avant-gardes :

Ce qui caractérise l’art contemporain, ce n’est plus la transgression, mais sa
mise en conformité avec les règles du marché mondialisé et de ses méca-
niques financières. Le système productif du capitalisme intègre l’art, tandis
que celui-ci devient art business, stratégie d’investissement, support de spécu-
lation, produit de placement jugé selon des performances de rendement 3.

Les arts visuels sont représentés aujourd’hui comme une industrie. L’intérêt accru pour le circuit international des foires, l’obsession médiatique pour les records aux enchères, la création d’un gala des arts visuels québécois par les acteurs du marché, la valorisation des collections privées, les nouvelles déclinaisons du lien arts-affaires… Tant de signes qui démontrent que l’on cherche à inscrire les arts visuels dans le rationnel système économique.

Comment, du point de vue des relations sociales, ces dynamiques spectaculaires influencent-elles la création des oeuvres, leur présentation, leur expérience et, par extension, leur contenu ? Le spectacle conditionne et caractérise les liens entre les individus, comme l’affirme l’historienne de l’art Claire Bishop :

In short, spectacle today connotes a wide range of ideas – from size, scale, and
sexiness to corporate investment and populism. And yet, for Debord, “spec-
tacle” does not describe the characteristics of a work of art or architecture,
but is a definition of social relations under capitalism (but also under tota-
litarian regimes).4

Public, co-créateur, objet de recherche, participant : l’être social est au coeur des débats de la création actuelle. Dans ce contexte, s’il apparaît que l’art peut conforter le spectateur dans la rhétorique spectaculaire, il y a lieu de soutenir que son rôle devrait être d’exprimer une tension entre l’art et la vie. Les fragments qui suivent tendent à problématiser ces questions ; ils se succèdent, à la manière des thèses debordiennes, pour illustrer que le spectacle est trop sournois et complexe pour être circonscrit.

Comment YouTube et Facebook ont annihilé l’essence de l’art

La réalisation de Leviated Mass (2012) de Michael Heizer se décrit de manière quantitative : il s’agit d’un mégalithe de granit de 340 tonnes, qui a parcouru 106 miles avant d’être posé, au Los Angeles County Museum of Art, sur une tranchée de 456 pieds de long et de 15 pieds de profond, ce qui a nécessité 10 millions de dollars de fonds privés et 43 ans d’attente 5. Son expérience est, quant à elle, de nature médiatique : ladite roche aura fait l’événement tout au long des 11 nuits qu’aura nécessitées son transport, attirant des foules importantes, mais a surtout été suivie mondialement via les médias de masse, ainsi qu’à travers les photos, commentaires et vidéos publiés par les citoyens sur les réseaux sociaux 6. La mise en oeuvre de Leviated Mass se construit par cette expérience médiatisée qui instrumentalise tant l’objet que son public, et qui sert de campagne de publicité gratuite. En effet, plus nécessaire de se déplacer pour voir ces oeuvres qui interviennent sur le paysage ou qui l’utilisent comme matériau. Comme l’écrit Debord, la représentation se substitue à la chose réelle :

Là où le monde réel se change en simples images, les simples images devien-
nent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypno-
tique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations
spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve norma-
lement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le
toucher […] 7.

Du coup, l’idée de faire le voyage au Nouveau-Mexique pour vivre l’expérience du Lightning Field (1977), de Walter de Maria, prend des  allures passéistes, surtout que la photographie de l’oeuvre est interdite (comment exhiber à ses amis Facebook que l’on y était ?).

Un spectacle peut-il résorber le spectacle?

La performance Spectacle continuel (2012), de Marie Claire Forté, a mis en scène une tension entre deux icones du Quartier des spectacles (QdS). D’un côté se trouve le « 2-22 », cet édifice-phare de la réalisation du QDS (les représentations ont eu lieu dans la salle de réunion d’Artexte). De l’autre, il y a le Café Cléopâtre, incarnation du Red Light et de l’industrie du sexe, où un public averti peut aller voir des « spectacles continuels » (comme l’indique la devanture) : ce commerce est devenu un symbole en résistant aux développeurs qui ont tenté de l’évacuer du quartier.

La chorégraphe porte dans ce solo un une-pièce fétichiste en vinyle blanc qui arbore des fermetures éclair stratégiquement placées : son corps tranche ainsi avec l’atmosphère aseptisée du local. La structure de la performance repose sur une série d’actions en apparence anecdotiques (ajuster le niveau des toiles, faire rouler les tables au centre de la pièce, boire un verre d’eau), et est portée par le souffle d’une oeuvre textuelle de Adrian Piper intitulée Piece for Larry Weiner 8.

Le spectacle met en lumière ce corps féminin qui a rythmé, pendant des décennies, le quotidien du quartier. En marchant derrière les toiles, Forté rappelle ces ombres que l’on pouvait voir au 2e étage de l’édifice qui a laissé sa place au 2-22, et qui servaient à annoncer des spectacles érotiques. L’interprète observe ensuite l’action devant le Cléopâtre, puis s’approprie les gestes des employées du Café qui sont au même moment en pause-cigarette.

À travers le corps de l’interprète, les corps d’autres danseuses se révèlent. La performance calque de la sorte la mécanique du spectacle et sa critique que Debord formule ainsi :

Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l’affirmation de l’appa-
rence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme
simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le
découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie
qui est devenue visible 9.

Forté formule une critique féministe du développement spectaculaire du quartier, qui cherche à dérober ces femmes du regard des consommateurs.

Je t’aliène (moi non plus)

D’après Nicolas Bourriaud, nous sommes passés de la société du spectacle à la société des figurants : « […] l’individu est passé d’un statut passif, purement réceptif, à des activités minimum dictées par des impératifs marchands 10. » Si l’auteur cite à ce titre les jeux vidéos, rien n’est plus faux dans This Is No Game (2008 -…) du collectif Projet EVA, formé d’Étienne Grenier et Simon Laroche. Le public qui prend part à ce jeu tient dans ses mains un contrôleur qui lui permet de commander les artistes. Ces derniers ont la vue bloquée, mais des caméras sur leurs casques retransmettent leurs actions. Les joueurs qui s’abandonnent à ce simulacre peuvent finir par faire fi du caractère réel de l’environnement où les artistes évoluent : un bâton trouvé durant la performance peut servir à donner des coups à un passant qui ignore toutefois le contexte du jeu. En conditionnant une perte de contact avec la réalité tout en y intervenant, This Is No Game devient un combat contre cette aliénation que décrit Debord :

L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat
de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins
il vit […]. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît
en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui
représente 11.

Par ailleurs, artistes et professionnels sont-ils conscients de leur rôle dans ce système spectaculaire ? Dans Pourquoi je suis comme je suis (2012) Nicolas Mavrikakis donne à voir sa mère. Mais qui comprend que le critique fait vivre une métaphore du milieu de l’art ? Sur rendez-vous, le public (surtout des gens du milieu) vient rencontrer la matriarche et prend part à une situation construite dont je fais partie. Mon rôle, semblable à celui d’un agent culturel ou d’un médiateur, consiste à m’assurer du bon fonctionnement de l’oeuvre, en faisant l’accueil et la conversation. Pour sa part, la galeriste Joyce Yahouda sert le thé et les biscuits ; elle « nourrit » l’oeuvre et se met à la disposition des visiteurs. L’attention va, comme prévu, vers Denise, « la mère de…» ; ce faisant, la complexité du dispositif que nous incarnons s’efface au profit des apparences. Au final, qui se joue du paraître ; des illusions sociales 12 ?

Le spectre spectaculaire

Les textes de ce dossier pointent des manifestations de l’art comme spectacle, ou encore des manières critiques et artistiques de le détourner. Josianne Poirier questionne le sens de l’oeuvre de Rafael Lozano-Hemmer qui a été présentée dans le cadre de l’édition 2011 de la Triennale québécoise du Musée d’art contemporain de Montréal, en regard de son lieu de présentation et de sa mécanique. À partir d’installations de Cynthia Dinan-Mitchell, Julie Boivin propose un argumentaire qui vise à réhabiliter l’objet de consommation qui n’est pas, rappelle-t-elle, la cause de l’aliénation. Un entretien de Catherine Lalonde avec le galeriste René Blouin explore la question de la spectacularisation dans le milieu des arts et de la culture. En point d’orgue à cette réflexion, André-Louis Paré fait, dans la section « Parutions » de ce numéro, le compte rendu de deux ouvrages récents qui traitent de Guy Debord et de l’univers situationniste.

 

Laurent Vernet est doctorant en études urbaines au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique. Ses recherches portent sur la vie sociale des oeuvres d’art dans les espaces publics montréalais. Depuis 2009, il est agent de développement culturel au Bureau d’art public de la Ville de Montréal.

 


  1. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (1967), p. 32.
  2. Ibid., p. 17.
  3. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013, p. 60.
  4. Claire Bishop, « Participation and spectacle: where are we now? » Dans Living as Form. Socially engaged art from 1991- 2001, sous la direction de Nato Thompson, Cambridge, The MIT Press, p. 36.
  5. Voir : Observatoire du land art, « Le rocher en chiffres », en ligne : http://obsart.blogspot.ca/2012/11/levitated-mass-2012-rock-list.html (consulté le 27 mai 2013).
  6. Voir : Claudine Mulard, « Au Lacma de Los Angeles, un mégalithe en “lévitation” délie les langues du public », Le Monde, 5 juillet 2012, en ligne : http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/07/05/a-los-angeles-un-megalithe-en-levitationdelie-les-langues-du-public_1729662_3246.html (consulté le 27 mai 2013).
  7. Guy Debord, op. cit., p. 23.
  8. Piper a écrit cette oeuvre (que Forté a enregistrée) alors qu’elle était à la réception de l’exposition d’art conceptuel January 5-31, commissariée en 1969 par Seth Siegelaub, et qui ne regroupait que des hommes. Il faut savoir que la performance de Forté s’est inscrite dans le cadre de l’exposition 2 rooms equal size, 1 empty, with secretary (1) imaginée par Sophie Bélair Clément, à partir d’une photo montrant Piper assise à l’accueil de l’exposition. Bélair Clément avait été invitée par Artexte à participer à un projet sur la transmission et la délégation, pour lequel elle a voulu interroger le rôle d’une salle d’exposition dans le contexte d’un centre de documentation. Bélair Clément a invité des artistes à répondre à ladite photo, dont Raphaël Huppé Alvarez qui a reproduit le mobilier qu’on peut y voir ; la facture de ces meubles, qui les rend difficiles à photographier et à documenter, a directement inspiré le costume de Forté.
  9. Ibid., p. 19.
  10. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 2001, p. 117.
  11. Guy Debord, op. cit. p. 31.
  12. Ibid., p. 22.