Cynthia Fecteau
N° 110 – printemps-été 2015

Amélie Laurence Fortin : le paysage miraculeux

Sporobole, Centre en art actuel
Sherbrooke
11 septembre—
19 octobre 2014


 

L’exposition Le paysage miraculeux d’Amélie Laurence Fortin clôt le troisième acte du projet Le roc étincelant commencé en 2011. L’exposition comprend une installation sculpturale monumentale suspendue au plafond de la galerie, un herbier de plantes toxiques et un ensemble de trois boîtes lumineuses. Comme ses expositions et performances antérieures, Le paysage miraculeux indique la sensibilité marquée de l’artiste pour les formes issues de l’écologie, l’histoire, les rapports de forces entre les humains et la nature ainsi que les façons dont ces éléments témoignent de nos modes d’existence dans le réel à l’égard de nos environnements naturels. Fascinée par les conquêtes des explorateurs romantiques du 18e siècle, Amélie Laurence Fortin a fait de ce processus exploratoire le fondement de sa démarche en création. Depuis 2010, elle sonde les possibles de l’expédition, se place au coeur de situations de survie extrêmes et construit sa démarche créatrice autour de ces expériences périlleuses, où elle collectionne les exploits d’endurance physique et mentale. Cette démarche téméraire l’a menée à réaliser, entre autres, une expédition en kayak de mer entre Homer, en Alaska, et Vancouver, en Colombie-Britannique. L’extraordinaire persévérance dont elle fait preuve dans ses expéditions n’est pas étrangère au conatus, un affect fondamental dans la pensée de Spinoza, qui signifie littéralement, en latin, « effort de persévérer dans son être 1 ». En se soumettant aux dangers de l’expédition, Fortin développe de nouvelles méthodologies lui servant de points de départ pour ses nombreuses propositions artistiques.

À son entrée dans Sporobole, le visiteur est d’abord saisi par la présence monumentale de l’installation sculpturale hissée au plafond de la galerie avec des cordes d’alpinisme et de voilier colorées. Construite spécifiquement pour l’espace de la galerie, la sculpture est composée de panneaux de bois taillés, assemblés et peints en blanc. Ses formes abruptes évoquent celles d’un massif montagneux défini par sept sommets pointant vers le bas tels des « épées de Damoclès 2 » au-dessus de la tête des spectateurs restés en dessous pour voir les volumes géométriques et les dessins au graphite réalisés sur leurs parois par l’artiste. Une percée au centre de l’ensemble permet de percevoir les cordes de couleurs tendues dans toutes les directions, un rappel en trois dimensions de la récente production en dessin de l’artiste qui combine des traits de graphite et de couleurs. Au moment où il avance sous l’installation, le visiteur a conscience de franchir un seuil physique et mental. Il pénètre dans une architecture ouverte qui l’inclut physiquement, le surplombe et le préoccupe telle une menace potentielle, en suspens, capable de se refermer sur lui à tout moment. Élever ainsi la sculpture au plafond court-circuite le rapport du corps à l’espace, rend le visiteur plus vigilant, et la force de cette expérience dépend de la durée de sa présence sous la sculpture. Si, au coeur de l’exposition, cette expérience diffère des expéditions vécues par l’artiste, elle nous rappelle cependant combien la situation de l’explorateur est précaire. Elle réactive cette tension sublime maintes fois évoquée par Kant : un sentiment de contemplation esthétique élargi aux limites de l’incommensurable, voire de la terreur, dans le rapport de l’humain à la nature 3.

Aux murs de la galerie, cette fois-ci, est accroché un herbier de sept plantes toxiques et parfois même mortelles pour l’humain. Les spécimens sont encadrés individuellement, sous verre, et fixés à des supports de papier. Chaque plante a été soigneusement pressée et séchée par l’artiste dans le plus grand respect des méthodes scientifiques des herbiers. Parmi elles se trouve la cicutaire maculée, une espèce nord-américaine de la même famille que la cigüe, connue comme le poison qui tua Socrate, condamné à mort en 399 av. J.-C. Regarder l’herbier de Fortin ne concerne donc pas seulement l’appréciation esthétique des plantes, mais aussi la prise de conscience fondamentale que l’humain ne se situe pas au sommet de la hiérarchie du vivant. En outre, ce contraste manichéen évoque le zèle de nombreux scientifiques naturalistes et explorateurs qui, au fil de l’histoire, se sont dévoués à de nombreuses expéditions botaniques pour l’avancée des connaissances. Dans Le paysage miraculeux, l’herbier symbolise leurs conquêtes périlleuses d’autant plus que son contexte de diffusion en centre d’artistes nous le fait percevoir comme une forme d’objet conceptuel, ce que l’artiste nomme un ready-made puisé dans la nature.

Cette tentative de repousser les frontières entre les formes et leurs références se réalise également dans l’ensemble de trois boîtes lumineuses empilées à l’entrée de la galerie. Misant sur la lumière pour intensifier l’espace blanc des caissons, chaque boîte lumineuse nous donne à voir, en lettres majuscules, un mot qui compose le titre de l’exposition. Or, dans la tradition historique de la représentation du paysage, ces objets agissaient comme écran de projection fantasmatique, dispositif lumineux de détournement de la vue. Difficile donc, de leur attribuer un genre, de les définir, tant leur statut dans l’exposition est ambigu : signalétique lumineuse, dispositif sculptural, paysage imaginaire. Ainsi, Le paysage miraculeux révèle les strates iconographiques qui dormaient jusqu’alors dans la mémoire des expéditions de Fortin. On comprendra, en ce sens, que son processus de création s’apparente à une forme d’« écosophie 4 » telle qu’énoncée par Félix Guattari : une sensibilité écologique dont l’ambition ne se limite pas qu’à la sauvegarde des environnements naturels, mais aussi à la préservation d’écologies dites mentale et sociale. L’essor touristique des expéditions de masse a changé à jamais nos rapports à l’environnement. Avec le formalisme minimaliste revisité de ses objets sculpturaux, de même que les notions de collecte et d’endurance réactivées dans Le paysage miraculeux, Amélie Laurence Fortin dégage un fondement de nature éthique, social, idéologique et culturel de la pratique actuelle de l’expédition en nous rappelant que l’humain n’est pas toujours le centre du paysage qu’il traverse.

 

Cynthia Fecteau détient une maîtrise en arts visuels de l’Université Laval. Elle s’intéresse aux formes de connaissances sensibles en arts actuels, notamment l’écosophie. Outre ses textes publiés dans Espace art actuel et Le Sabord, elle finalise un essai théorique intitulé « Sur la mouvance écosophique de la pratique » initié en 2014 au coeur d’une résidence de recherches à LA CHAMBRE BLANCHE. En 2015, elle poursuivra ses recherches en écriture lors d’une résidence, en France, auprès de la communauté de Saint-Mathieu-de-Tréviers.

 


  1. Gilles Deleuze, « Index des principaux concepts de l’Éthique, article : Puissance ». In Spinoza : Philosophie pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, Coll. Repères, 2003, p. 135-143.
  2. L’expression remonte au Ve siècle av. J.-C. et évoque une situation particulièrement risquée reposant sur la tête d’une personne.
  3. Emmanuel Kant, « Livre II : Analytique du Sublime, B.: Du Sublime dynamique de la nature » in Critique de la Faculté de juger : Traduit et introduit par Alexis Philonenko, Paris, Éditions Vrin, Coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 1993, p. 141-165.
  4. Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Éditions Lignes/IMEC, Coll. Archives de la pensée critique, 2013.