Annie Gérin
N° 122 – printemps-été 2019

Le destin des monuments : réflexions sur la commémoration publique

Les années 2017 et 2018 ont été ponctuées de débats concernant le destin des monuments. À La Nouvelle-Orléans, aux États-Unis, quatre œuvres commémorant la Confédération et la guerre de Sécession ont été retirées en mai 2017. Dans les mois qui suivirent, les villes de Baltimore, Charlottetown, New York, Los Angeles et Durham se sont aussi délestées de monuments témoignant d’un passé esclavagiste. Les exemples de destruction et de déboulonnement ne se limitent pas aux États-Unis; on peut citer des cas semblables en Australie, en Hongrie et en Belgique, qui révèlent un malaise grandissant par rapport aux héritages coloniaux, religieux, totalitaires et autres. Au Canada, dans la foulée du rapport de la Commission de vérité et réconciliation (2015), les monuments présentant des personnages historiques ayant contribué au racisme systémique et à la marginalisation des peuples autochtones sont de plus en plus décriés. Une statue dédiée au général Edward Cornwallis, militaire britannique et gouverneur de la Nouvelle-Écosse de 1749 à 1752, a notamment été retirée d’un parc de la Ville de Halifax, le 31 janvier 2018, à la suite de pressions populaires contre la présence dans l’espace public de la figure de cet homme, connu pour avoir offert une prime à quiconque lui rapporterait un scalp d’homme, de femme ou d’enfant mi’kmaq. Si le malaise n’est pas partagé par tous, et que certains refusent toute remise en question des monuments, un constat doit néanmoins être posé : ce qu’Henri Lefebvre décrivait comme l’« illusion de la transparence » est rompue2. Dans le contexte globalisé et multiculturel, les récits nationaux n’arrivent plus à fédérer la population, et la fonction historique et symbolique des monuments et des espaces est mise à nue.

Usages des monuments

Les monuments sont des œuvres d’art au dessein particulier. Elles sont créées pour contribuer délibérément à la dimension symbolique des villes; elles servent de témoin et d’écriture publics. Généralement érigées dans des matériaux nobles et durables par l’élite politique et économique, elles réifient et pérennisent l’histoire, la construction identitaire et l’adhérence à la société, impliquant une forme de consensus. Comme l’a expliqué Henri Lefebvre, « L’espace monumental offr[e] à chaque membre d’une société l’image de son appartenance et de son visage social.3 »

En tant que forme commémorative intentionnelle4, les monuments sont censés communiquer de façon précise, et leur message est souvent considéré comme immuable. Mais voici le paradoxe : ils cachent beaucoup plus qu’ils énoncent. Par leur orientation et la synthèse symbolique qu’ils opèrent, ils tendent à fixer un point de vue particulier. Sous le couvert de la commémoration et de la célébration, ils dissimulent presque toujours le prix de la gloire payé par d’autres. Le philosophe Walter Benjamin l’avait bien compris. « Car il n’est pas de témoignage de culture, écrivait-il en 1940, qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie.5 » Autrement dit, si le monument permet de célébrer les gloires et les vertus, il cultive ou légitime simultanément les vices de l’histoire et l’oppression des uns par les autres. De plus, s’il implique une forme d’adhésion sociale, il faut se rappeler que tout consensus social recèle nécessairement des exclusions, et que si ce consensus s’effrite, le sens du monument peut devenir caduc, voire aberrant.

Monuments injurieux

Lorsque les monuments perdent leur pouvoir d’agir de façon fluide, ils se révèlent comme des choses désuètes, encombrantes, voire injurieuses. L’illusion de la transparence est rompue, leur dessein idéologique est alors exposé, et leur contenu refoulé – colonialiste, raciste, sexiste ou autre – revient au galop. L’artiste canadien Peter Gnass réagissait justement à ce basculement lorsqu’il réalisait, à l’automne 2008, une intervention prenant la forme d’un affichage éphémère de textes et d’images sur les façades d’une douzaine de lieux culturels montréalais. S’inspirant des parcs de monuments de Budapest et de Moscou, le projet intitulé La multitude déchue proposait de désinstaller tous les « héros figés » des places publiques du pays pour les ranger dans des réserves en plein air, libérant ainsi les socles qui pourraient alors accueillir des œuvres d’art actuel.

Pour l’historienne et sociologue Régine Robin, le déclin des monuments serait inévitable. Dans l’essai Un passé d’où l’expérience s’est retirée, elle explique que « [l]e mémoriel n’est jamais ce qu’on voudrait qu’il soit. Il n’y a, de la part des sociétés, aucune maîtrise du passé et de la façon dont il vient nous hanter.6 » Le problème n’est pas nouveau en soi, mais il serait décuplé depuis la fin du 20e siècle avec l’intensification prodigieuse de la mondialisation, les mouvements de populations sans précédent et l’accès toujours multiplié et accéléré par les technologies de communication à des fragments culturels souvent décontextualisés, sans compter la complexité culturelle de l’interprétation, accentuée par la diversification toujours grandissante des populations qui aspirent à vivre ensemble. Il s’agit d’un enjeu politique, dont le nœud se forme à la fois à partir de la tension constante entre le devoir de mémoire et le désir de cohabiter, et de l’hétérogénéité de la réalité; tous les usagers d’un espace social ne partagent pas les mêmes intérêts, la même histoire, ni le même pouvoir d’être entendus et représentés.

Devoir de réconciliation

Protestant contre l’iconoclasme et la censure de l’histoire, certains invoquent le devoir de mémoire comme raison pour préserver à tout prix les monuments dans leur forme actuelle. Sans eux, disent-ils, il serait trop facile d’oublier. Nous nous devons de nous rappeler le passé glorieux, tout comme les épisodes honteux, difficiles, voire ignominieux. Et le déboulonnement des monuments n’aurait-il pas la néfaste conséquence de permettre l’oubli, voire faire taire les dissensions?7

D’autres adoptent une position divergente. Dans un billet publié le 23 août 2017 par Artnet News, douze historiens, historiens de l’art et muséologues se sont posé la question du destin des monuments d’un tout autre angle, celui de la justice sociale et de la réparation, voire de la création de liens sociaux sains quant à la mémoire d’un passé accablant8. Tous les experts invités, chacune et chacun, à sa manière, expriment l’absolue nécessité de faire primer les besoins des usagers sur ceux des monuments injurieux. Explorant le contexte états-unien marqué par l’esclavagisme et le racisme systémique, leurs réponses font peser le devoir de réconciliation contre celui de mémoire.

Au Canada, une Commission de vérité et de réconciliation a amorcé ses travaux en 2009. Elle s’intéressait particulièrement à l’impact qu’ont eu les pensionnats indiens sur les populations autochtones et sur la société canadienne dans son ensemble. Le rapport, déposé en juin 2015 par la Commission, inclut une liste de recommandations concrètes qui visent à sensibiliser et à éduquer le public à l’égard de ce passé difficile et trop mal connu, afin d’entreprendre un cheminement collectif vers la réconciliation9. Il présente aussi des principes étayés : la réconciliation y est comprise comme un processus de guérison des relations; elle requiert un engagement soutenu dans le partage de la vérité; elle exige des mesures proactives, incluant des excuses et une commémoration publique visant la réparation des dommages et des torts du passé, et l’instauration et le maintien de relations mutuellement respectueuses entre les membres de la société canadienne.

Affirmer que la notion de réconciliation implique aussi d’anticiper, d’imaginer et de gérer le futur en tant qu’horizon social et culturel ne revient pas à dire qu’elle constitue un projet incompatible avec la mémoire. Bien au contraire, elle implique de se poser les questions suivantes : la mémoire de qui ? La mémoire pour quoi ? Elle nous rappelle que nous opérons toujours une sélection de ce que nous préserverons et de ce que nous oublierons, en accord avec certaines valeurs et certains objectifs qui peuvent être implicites ou explicites. Friedrich Nietzsche s’est posé, il y a déjà un siècle et demi, la question du rapport entre l’histoire et l’oubli. Pour le philosophe, l’histoire est fondamentalement utile en ce qu’elle permet de tirer des leçons et de ne pas refaire les actions lâches et mauvaises du passé. Elle doit toujours être mise au service des vivants et parfois laisser place à l’oubli; elle n’est souhaitable que « pour servir l’avenir et le présent, non pour affaiblir le présent ou pour couper les racines d’un avenir vigoureux10 ». Ce sont ces principes et l’urgence d’enclencher le processus de réconciliation en Nouvelle-Écosse qui ont servi d’argumentaire principal pour cautionner, en janvier 2018, à Halifax, le déboulonnement du monument dédié à Cornwallis.

Le destin des monuments

Comme l’explique le muséologue Paul Williams, le problème avec les structures mémorielles actuelles, qu’il s’agisse de monuments ou de musées, est qu’ils communiquent peu de ce que l’on est aujourd’hui en droit d’attendre d’eux; ils s’avèrent inadaptés quant à leur fonction de traduction, d’inclusion, voire de réparation de l’impact social et psychologique de déstructuration des communautés, de la perte de vies, de la souffrance et aussi de l’expérience plurielle des citoyennes et citoyens ordinaires qui ont vécu les temps qu’ils sont censés commémorer11. C’est relativement à ce constat et à la souffrance incessante occasionnée par certains monuments incarnant une violence historique que, depuis des dizaines d’années maintenant, les débats éclatent périodiquement. Des observateurs, artistes, critiques et activistes proposent de détruire les monuments ou de les déboulonner pour les réunir dans des parcs et des musées en plein air. D’autres suggèrent la médiation par l’ajout de plaques signalétiques et l’organisation d’événements à teneur éducative, ou encore la modification des œuvres existantes, voire le retrait ou le ponçage de motifs offensants. Un monument érigé à la gloire de l’explorateur français Samuel de Champlain, dans la capitale nationale du Canada, duquel on a retiré, en 1999, une figure autochtone anishinaabe presque nue et accroupie dans une position servile au pied du colonisateur, exemplifie cette alternative. L’espace libéré demeure vide aujourd’hui, et la figure du scout anishinaabe a été déménagée12.

Plusieurs artistes se sont joints au débat en créant des œuvres ouvertement critiques des monuments injurieux, ou du processus de commémoration lui-même. En 2000, l’artiste multidisciplinaire mohawk Greg Hill traversa la Ville d’Ottawa à pied, portant un canoë fabriqué à partir de matières recyclées. À l’issue de sa marche, il s’installa sur la plateforme du monument à Samuel de Champlain d’où avait été retirée en 1999 la figure agenouillée du scout anishinaabe. Le photographe et commissaire d’exposition iroquois/onondaga Jeff Thomas a saisi le moment de la réappropriation du socle par Hill. L’image résultante inaugure la série Seize the Space (2000-2011) dans laquelle Thomas documente des occupations temporaires d’espaces monumentaux. En 2018, l’artiste ghanéen Ibrahim Mahama présente l’exposition On Monumental Silences à la Kunsthal Extra City (Anvers). Il y reproduit, en caoutchouc et en glaise, le monument au père missionnaire Constant de Deken, toujours présent à Anvers, qui symbolise la colonisation belge du Congo. Lors d’une performance, le public est invité à réfléchir sur le colonialisme, la diversité et l’inclusion sociale en compagnie de l’historien sénégalais Omar Ba, et à agir sur les sculptures malléables. Depuis des années, Horst Hoheisel, Shimon Attie, Jochen et Esther Shalev-Gerz, Christian Boltanski et Peter Eisenman, entre autres, réfléchissent à de nouvelles façons de créer des lieux commémoratifs qui fonctionnent autrement. Décrites comme des « contre-monuments » par James Young13, leurs œuvres disparaissent, sont furtives et plurivoques, elles communiquent l’absence et déstabilisent la vision et le corps. Elles refusent de jouer le rôle du monument autoritaire et immuable. Au contraire, elles mobilisent leur agentivité au service des possibles et de la réconciliation.

Entre détruire les monuments ou les préserver en tant que documents historiques, comme l’indique Michel Melot, « on a le choix entre le sacrilège et l’injure.14 » Les enjeux sont multiples, car ils dépassent le champ de la préservation patrimoniale, de l’histoire de l’art et de l’aménagement urbain pour s’étendre aux questions de droit à la ville et de justice sociale. Au Canada, un consensus semble cependant émerger depuis les déboulonnements des monuments états-uniens et canadiens en 2017 et 2018 : il est temps d’abandonner la posture antiquaire qui voudrait tout préserver à tout prix pour faire le ménage dans le bric-à-brac des choses et des idéaux désuets et malsains, dans une perspective de réconciliation. Pragmatiquement, il faut admettre que les villes et les monuments qui les habitent n’ont jamais été permanents, tout comme Henri Lefebvre le disait, il y a un demi-siècle : « Destructions et restructurations se succèdent dans le temps et l’espace, toujours traduites sur le terrain, inscrites dans le pratico-sensible, écrites dans le texte urbain, mais provenant d’ailleurs : de l’histoire, du devenir.15 » Reconnaître le poids et les limites de l’histoire est en effet une des conditions nécessaires pour instaurer une relation saine à la ville et aux communautés.

1. Friedrich Nietzsche, « Seconde considération inactuelle. De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », dans Considérations inactuelles I et II (1874), Pierre Rusch (trad. fra.), Paris, Gallimard, 1992, p. 93.
2. Henri Lefebvre met en garde contre l’illusion de transparence qu’il décrit comme la propension à croire que l’espace se livre entièrement au regard et à l’expérience, que sous les apparences ne se cache aucun enjeu national, politique ou économique, ou rapport de force social, racial ou sexuel. Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, p. 36-37.
3. Ibid., p. 253.
4. Dans les termes d’Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse (1903), Daniel Wieczorek (trad. fra.), Paris, Seuil, 1984.
5. Walter Benjamin, thèse VII issue de « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch (trad. fra.), t. III, Paris, Gallimard, 2000, p. 433.
6. Régine Robin, « Un passé d’où l’expérience s’est retirée », dans Ethnologie française, vol. 37, no 3, 2007, p. 18.
7. C’était le point de vue de plusieurs intervenants lors du débat « Cachez cette histoire que je ne saurais voir ! Aseptiser l’héritage est-il une façon de passer à l’avenir ? » organisé par la Chaire de recherche du Canada en patrimoine de l’UQAM, le 5 avril 2018, à l’Université du Québec à Montréal.
8. « Tear Down the Confederate Monuments – But What Next? 12 Art Historians and Scholars on the Way Forward », dans Artnet News – https://news.artnet.com (consulté le 24 mai 2018).
9. http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=15 (consulté le 25 mai 2018).
10. Nietzsche, (1874) 1992, cité n. 1, p. 115.
11. Paul Williams, Memorial Museums. The Global Rush to Commemorate Atrocities, Oxford, Berg, 2007, p. 1.
12. Voir Susan Hart, « L’Éclaireur Anishinabe tapi dans les buissons », ESPACE art actuel, no 72, 2005, p. 14-17.
13. James Young, « The Counter-Monument: Memory Against Itself in Germany Today », dans Critical Inquiry, vol. 18, no 2, 1992, p. 267-296.
14. Michel Melot, « Le monument à l’épreuve du patrimoine », dans Cahiers de médiologie, no 7, 1999, p. 13.

 


 

Annie Gérin enseigne l’histoire et la théorie de l’art à l’UQAM. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art et en études culturelles de l’Université de Leeds, elle s’intéresse à des questions posées par la présence d’œuvres d’art et de culture matérielle dans les lieux publics, dans des contextes contemporains et historiques. Ses publications récentes incluent Devastation and Laughter: Satire, Power and Culture in the Early Soviet State (2018), et plusieurs collections d’essais, dont Œuvres à la rue : pratiques et discours émergents en art public (2010), Formes urbaines : Circulation, stockage et transmission de l’expression culturelle à Montréal (2014) et Sketches from an Unquiet Country. Canadian Graphic Satire 1840-1940 (2018).

J. Massey Rhind, statue d’Edward Cornwallis, 1931-2018. Image du retrait de la statue d’Edward Cornwallis à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 31 janvier 2018. Photo : © Darren Calabrese.
[N]ous avons besoin de l’histoire […] pour vivre et pour agir, non pas pour nous détourner commodément de la vie et de l’action, encore moins pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises. Nous ne voulons servir l’histoire que dans la mesure où elle sert la vie. Friedrich Nietzsche1
J. Massey Rhind, statue d’Edward Cornwallis, 1931-2018. Image du retrait de la statue d’Edward Cornwallis à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 31 janvier 2018. Photo : © Darren Calabrese.
Peter Gnass, La multitude déchue, 2008. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Ibrahim Mahama, Silent Recreations, 2018. Action performative et participative dans le cadre de son exposition On Monumental Silences à la Kunsthal Extra City, Anvers. Photo : Mark Rietveld.
Jeff Thomas, image tirée de la série Seize the Space, 2000-2011. Commissaire Jeff Thomas en collaboration avec l’artiste multidisciplinaire mohawk Greg Hill. Photo : Jeff Thomas.