Anne-Sophie Miclo
N° 121 – hiver 2019

L’animal à l’oeuvre : comment faire avec les souris ?

Si l’histoire de l’art révèle l’ancienneté des rapports entre l’humain et l’animal, l’un des truismes les plus ancrés affirme qu’il n’y a pas d’art dans le monde non-humain. Quand il s’agit de définir l’art, l’idée qu’il constitue une activité uniquement humaine est souvent à la fois un prérequis ainsi qu’une constante participant d’une définition humaniste et anthropocentrique de l’art. Et si pourtant l’art pouvait s’étendre au non-humain ? Les animaux feraient-ils de l’art ?

Ces questions ont pourtant été posées à maintes reprises. Dès 1910, lors du 26e Salon des indépendants, le paysage-canular Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique de Joachim-Raphaël Boronali était présenté. L’œuvre « peinte » par l’âne Lolo par le truchement d’un pinceau attaché à sa queue soulevait toutefois moins la question de l’art du point de vue animal qu’elle n’adressait une critique acerbe aux avant-gardes, notamment du fait de « peindre comme un âne ». Plus récemment, en divers endroits du monde, des toiles, réalisées par des chimpanzés, des chiens ou des éléphants, ont été achetées par des amateurs toujours plus nombreux1. Des créations qui soulèvent une épineuse question : sont-elles réalisées par l’animal pour tromper l’ennui lié à sa captivité ou témoignent-elles d’un intérêt et d’une volonté autonomes pour les activités créatrices ? L’aboutissement des réalisations de certains crabes dans le sable, des nids d’oiseaux ou encore de toiles d’araignées peut également nous interpeller.

Dans son travail, Michel Blazy s’attaque à la question de façon différente : et si le vivant non-humain prenait pleinement part à l’activité artistique ? C’est ce que laissent à penser certaines de ses œuvres réalisées en collaboration avec des espèces animales et dont la présence dans le travail artistique dépasse le statut de médium auquel elles sont fréquemment réduites dans la création contemporaine. En 2009, son exposition à la galerie Art:Concept, intitulée Comment faire avec les crabes, les coléoptères, les fourmis, les lézards, les oiseaux et les fourmis ?, mettait déjà en doute ces certitudes en soulignant la possibilité d’une création interespèces. Conjuguant des espèces que notre société qualifie de « sauvages » ou de « nuisibles » – ces dernières sont généralement de petite taille, et il est plutôt d’usage de les exterminer que de les valoriser ou de les préserver –, Michel Blazy a mis en place des dispositifs offrant une place importante à l’indéterminé et au vivant. L’animal y apparaît tant dans le processus de création que dans les expositions. Ainsi, ce sont autant de souris, drosophiles, fourmis, moustiques, araignées, etc., qui ont pris part in vivo à ses expositions et à l’élaboration de ses œuvres.

Faire faire et laisser faire : la fabrication déléguée aux rongeurs

À l’instar d’un protocole à exécuter, approche qui lui est au demeurant familière, Michel Blazy enduit des panneaux de bois de substances alimentaires telles que des œufs, de la crème dessert, du lait concentré, etc., et les laisse ensuite à la merci des souris qui vivent et évoluent dans son atelier. D’abord envisagée comme de simples leurres pour protéger les autres pièces présentes dans l’atelier, l’expérience a ensuite évolué vers la création d’œuvres autonomes intitulées Tableaux-souris (2007). Et s’il ne s’agit pas, de prime abord, du point de vue des rongeurs sur l’art (puisque les œuvres sont attribuées à Michel Blazy), force est de constater que le résultat de cette habitude qui leur est propre – le grignotage – n’est pas dépourvu de qualités esthétiques et traduit une possible subjectivité. L’artiste réalise la base monochrome de départ, et les souris, en soustrayant de la matière, dessinent des motifs abstraits et laissent apparaître des traces de pattes et de dents à la surface. Les œuvres traduisent le « laisser-faire » qui caractérise la méthode de l’artiste (laisser pousser, laisser moisir, laisser disparaître) ainsi que sa volonté d’encourager le vivant sans (trop) le contrarier en le dirigeant, ce qu’il fait notamment avec les souris puisqu’il aurait pu tenter de s’en défaire lorsque celles-ci envahirent son atelier. À la place, il en prit soin et choisit de faire des tableaux en co-construction, entretenant ce rapport à l’imprévisibilité et à l’esthétique du débordement. D’ailleurs, ce que nous avançons être les agissements des souris ne relève pas de l’apprentissage d’un tour à la manière du cirque, et celles-ci jouissent d’autonomie et de liberté. De surcroît, la vie de l’œuvre ne se confine pas à sa seule conception par l’artiste; celles-ci sont amenées à évoluer en raison de l’activité des organismes vivants qui y prennent part. En effet, après que l’humain a préparé la surface des tableaux et que les souris les aient grignotées, des microorganismes prennent le relais en altérant la chimie et l’aspect de l’œuvre, jusqu’à sa disparition lente, néanmoins inéluctable. Ce moment d’altération est prévu par l’artiste qui envisage l’œuvre dans sa dimension évolutive.

Dans cette approche qui lie les êtres, le partage des tâches est très clair et assumé. L’artiste déclare à ce propos : « Je mets en œuvre les conditions nécessaires à ce que la forme s’autogénère, ce qui m’amène à reproduire des choses qui pourraient se passer sans moi. La figure de l’homme s’efface, se fait discrète, mais pas celle de l’artiste. Il n’y a pas de doute sur le fait que je suis l’artiste et non les souris ou la moisissure, mais il est vrai que le résultat est le fruit d’une collaboration2 ». Michel Blazy distingue donc ceux qui travaillent à la conception de l’œuvre – les souris – et l’artiste. Il renvoie ainsi à la tradition de l’artiste et de son atelier, et perpétue d’une certaine façon la dichotomie nature-culture par le truisme de l’humain-artiste. Cette pratique soulève ainsi davantage la question du rapport de l’artiste à l’œuvre, et notamment le renoncement à la maîtrise totale, qu’une réelle collaboration interespèce. Elle amène, en outre, à faire remarquer l’absence de reconnaissance des individualités puisque la réalisation est attribuée à une espèce, les souris, c’est-à-dire à un groupe d’êtres vivants partageant des caractéristiques communes sans prendre en compte leurs spécificités individuelles.

Chez Michel Blazy, la création avec les souris est en ce sens différente de celle avec les fourmis. Tandis que la collaboration et le partage sont à l’œuvre avec les souris (et notamment en ce qui concerne la bénédiction de l’artiste pour partager son espace de travail), la création avec les fourmis relève davantage d’une méthode appropriative de leurs comportements animaliers, notamment lorsque l’artiste « demande » à celles-ci de nettoyer les restes alimentaires sur une table (Tables autonettoyantes, 2012) ou encore lorsqu’il fait baver des escargots sur de la moquette (Le lâcher d’escargots, 2009). Et si cette « demande » est adressée en permettant la même liberté de réponses de la part de ces espèces, la distinction se situe dans le fait que celles-ci sont déplacées. La bienveillance y est toutefois toujours à l’œuvre puisque l’artiste s’organise pour contenter ses « collaborateurs » – avec des restes de repas, dans le cas des fourmis, ou encore avec de la bière, dans le cas des escargots. La relation est donc basée sur le don et l’échange (de nourriture et de compétence), et si le collaborateur non-humain ne coopère pas, il n’y a pas d’œuvre. Cette prise en compte d’une certaine volonté est essentielle ici, mais la collaboration génère-t-elle un travail ou une pratique artistique ? Cette façon de considérer la participation active des souris à la création changerait la manière dont la question se pose généralement et amènerait davantage à considérer les humains et non-humains comme collaborateurs, voire travaillant ensemble3.

Paysages grattés, Tableaux-souris, sans titre : une esthétique collaborative

Paysages grattés, Tableaux-souris ou encore sans titre, les titres mêmes des œuvres suggèrent cette collaboration et cette problématisation. Au-delà d’une certaine lecture de l’œuvre, ces intitulés induisent en effet un changement de point de vue sur les relations interespèces et la collaboration, voire le compagnonnage. Car si l’épineuse question de l’intention doit être posée, le fait qu’humain et non-humain travaillent ensemble, mettent en place une relation durable et, à n’en pas douter, réjouissante pour les deux parties – en raison de leur autonomie –, est sans nul doute le point le plus fondamental du dispositif. On pourrait d’ailleurs constater que le fait de « créer avec des souris » précède de peu l’invitation de la psychologue et philosophe Vinciane Despret à « penser comme », voire à « penser avec un rat »4. Cette approche soulève du reste beaucoup plus de questions qu’elle n’y répond, et Vinciane Despret les développe et les enrichit afin d’envisager plutôt de nouvelles façons de « faire société ».

Certaines comparaisons peuvent ainsi être faites entre cette relation artiste-souris et le monde de la recherche, notamment la relation chercheur-rat qui forme le point de départ à la réflexion de Despret. À l’instar d’une expérimentation que le chercheur mène – que Vinciane Despret invite à considérer davantage en matière de trajectoire et « du point de vue des sujets d’expérimentation sur ce qu’on leur propose5 » –, l’artiste les interroge quant à leur préférence6, laissant ouvert le dispositif qui donne lieu à une œuvre et traduira, d’une certaine façon, leur point de vue. De surcroît, il y a, dans le travail de Michel Blazy, ce qui semble être une prise en compte du point de vue animal. Car, contrairement à certaines expérimentations scientifiques, il ne les contraint pas et permet l’habitude – ce « chemin familier » dont parle Vinciane Despret7 – laissant ainsi les souris « œuvrer » comme bon leur semble. Et si l’œuvre finale relève bien du statut de l’artefact, les souris – contrairement aux rats de laboratoire – ont exercé leur volonté relativement à une proposition qui faisait appel à leur subjectivité.

Toutefois, s’il est certain que Michel Blazy s’approprie in fine les comportements des animaux pour créer des œuvres, il partage aussi son atelier et collabore avec eux. La bienveillance y apparaît comme une qualité essentielle du dispositif en vue de l’obtention d’un résultat. La présence et l’installation de souris dans l’atelier ont constitué le phénomène déclencheur du processus de création des Tableaux-souris. Le vivant a été utilisé sans être contrarié dans sa nature, l’artiste l’a encouragé et en a pris soin, soulevant dès lors de multiples interrogations : les souris pourraient-elles mener une pratique artistique ? Se contentent-elles a contrario de grignoter de la crème dessert ? Quant à ces questions insolvables qui résonnent avec les actuels travaux en éthologie sur la conscience animale, il semblerait que l’activité de ces souris constitue une belle occasion pour l’humain d’être, peut-être, moins impérieux, de relativiser sa position. En effet, à l’aune d’un nouveau paradigme régissant les relations humaines au vivant – suivant, entre autres, le développement des Études animales – il semble être temps de considérer ce qui était jusqu’alors inconcevable et d’accepter d’élargir certaines qualités propres à l’homme à davantage d’espèces.

Comme le concluait déjà Vinciane Despret, « N’est-ce pas finalement ce qui importe ? Accueillir des manières de dire, de décrire et de raconter qui nous font répondre, de manière sensible, à ces événements.8 » Jusqu’à une esthétique-souris ? Cette ouverture des possibles permettrait ainsi de repenser tant les marges que les relations à l’autre.

1. Parmi lesquels on peut évoquer les éléphants du Maesa Elephant Camp, en Thaïlande, Dagger le chien peintre, aux États-Unis, dont la vente des toiles lève des fonds pour les associations de défense des animaux ou encore celles réalisées par les chimpanzés du Primate Rescue Center au Kentucky.
2. « Encourager la matière, entretien avec Michel Blazy », Stream 04 – Les Paradoxes du vivant, Dijon, Les presses du réel, 2017, p. 178.
3. À ce propos, la sociologue Jocelyne Porcher a démontré, dans ses études, que les relations de travail avec les animaux peuvent osciller entre la communication, le respect, l’intelligence – et la volonté de l’animal à s’investir dans le travail – ou, tout au contraire, reposer sur l’instrumentalisation et la violence. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, « textes à l’appui », 2011.
4. Vinciane Despret, Penser comme un rat, Versailles, Éditions Quæ, « Sciences en questions », 2009, p. 7-65.
5. Ibid., p. 8.
6. La question des « préférences » animales apparaît fréquemment dans les écrits des Études Animales et d’éthologie; elle induit une attention particulière, un choix.
7. À ce propos, voir Ibid., p. 37.
8. Vinciane Despret, « A comme artistes », Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte, 2012, p. 16.

 


 

Anne-Sophie Miclo est doctorante en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur les problématiques liées au vivant dans les expositions et les collections muséales. Elle détient un master en Politique et Gestion de la Culture à l’Institut d’études politiques de Strasbourg ainsi qu’un master en Histoire de l’art au cours duquel elle a fait porter ses recherches sur le travail de Céleste Boursier-Mougenot. Elle est, par ailleurs, commissaire d’exposition indépendante et est aussi l’auteure de nombreux textes, articles et catalogues d’exposition sur l’art actuel.

Michel Blazy, Paysage : Montage, 2008. Crème dessert au chocolat et à la vanille et œufs sur bois grignoté par des souris, 60 x 80 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Art : Concept, Paris. Photo : © Fabrice Gousset.
Michel Blazy, Sans titre, 2008. Bois, crèmes desserts chocolat, vanille, pistache, œufs, lait en poudre, 66 x 86 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Art : Concept, Paris. Photo : © Fabrice Gousset.
Michel Blazy,Tables auto-nettoyantes, 2012. Lampes, tables, balais, colonie de fournis, récipients, eau, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste et Le Plateau, FRAC Ile de France, Paris. Photo : © Martin Agyroglo.
Michel Blazy, Le Lâcher d’escargots, 2009. Escargots, moquette marron, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste et Fondation d’entreprise Hermès. Photo : © Nacása & Partners Inc.
Michel Blazy, Le Lâcher d’escargots, 2009. Escargots, moquette marron, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste et Fondation d’entreprise Hermès. Photo : © Nacása & Partners Inc.