Maxime Coulombe
N° 108 – automne 2014

La sculpture, vous dites ?

Repenser la sculpture ? La question s’adresse à nous, évidemment, à ceux qui réfléchissent sur l’art. La pensée est un peu comme les pompiers, elle arrive toujours en retard : elle tente de suivre les transformations du réel, ses bouleversements. Lorsqu’elle se rend compte que quelque chose ne colle plus, elle tend à souhaiter réinventer le réel, alors qu’au fond, c’est elle-même qu’elle réinvente dans l’espoir de lui correspondre. Heureusement, d’ailleurs. Rien de pire qu’une posture paternaliste qui entendrait offrir des prescriptions, des manières de faire. Si la critique et l’histoire de l’art doivent repenser la sculpture, c’est qu’elle s’est transformée. Cette métamorphose est intéressante, car elle souligne désormais la fragilité du terme même de « sculpture » pour décrire certaines des créations contemporaines les plus forte

Souvent, on écrit « sculpture », puisqu’il faut bien trouver un synonyme à « objet » et à « oeuvre », mais sans avoir en tête son histoire et ce qu’elle peut connoter. Nous savons bien ce qu’est le médium de la sculpture, mais comme rétrospectivement, à bien y penser : cette histoire et ces connotations n’ont plus grand-chose à voir avec le regard que nous portons désormais sur les oeuvres, et sur leurs effets. Telle ou telle oeuvre est bien une sculpture, sans doute… mais cette catégorie ne nous est plus si utile, ni révélatrice, ni fonctionnelle. Tout se passe comme si ce n’était plus vraiment en matière de sculpture, voire de médiums que se posent les problèmes, les enjeux des pratiques contemporaines.

Je me souviens d’avoir été bouleversé de voir l’oeuvre Porus de Massimo Guerrera, réalisée en collaboration avec le metteur en scène Olivier Choinière. L’oeuvre était présentée dans la jolie exposition Chimères/Shimmer d’Anne-Marie Ninacs au Musée national des beaux-arts du Québec 1. L’oeuvre est toute simple, un texte présenté dans une table recouverte d’une vitre de Plexiglas. Sous la table était discrètement placée une petite créature, comme un monstre empaillé avec une bouche horrible. Le texte de Choinière raconte les évènements entourant la mort de son frère, survenue presque au moment de la naissance d’Olivier. Il raconte, ou plus exactement met en scène, par des blancs dans le texte, les silences de sa famille entourant le terrible accident, l’absence de son frère que Choinière n’aura pu que pressentir, comme négativement, par des objets, par ces silences. Le monstre situé sous la table évoquait un détail de l’histoire de Choinière et métaphorisait le mystère, le silence, le drame.

Sculpture que cette oeuvre ? Que ce monstre ? « Le monstre oui, probablement », dira l’un. Il correspond à une certaine définition de la sculpture, il semble même, critère imparable, fait de la main de l’artiste. Mais la table ? Et le texte de Choinière ? Et peut-on séparer le monstre de la table, du texte ? « Une installation », dira l’autre.

On le comprend rapidement, ces questions n’ont pas de sens. Entendre ici : elles n’ont pas d’importance. L’oeuvre, son impact, passe ailleurs.

La situation rappelle quelque peu celle qui prévalait lorsque Rosalind Krauss écrivait La sculpture dans le champ élargi, alors que les définitions modernistes étaient mises à mal par des pratiques aspirant à réinventer les limites de l’art 2. La fortune de l’article de Krauss aura tenu, on s’en souvient, à sa façon d’encadrer ces pratiques nouvelles, de les faire tomber sous le sens, de cartographier leur ouverture ou plus exactement leur posture critique. C’était le bon temps pour la théorie, vraiment : un moment en quelque sorte naïf où la pensée se croyait encore capable d’englober et de dominer les pratiques et les objets.

Malheureusement pour nous, nous n’avons plus la même confiance dans la capacité de la théorie, et plus spécifiquement du structuralisme et de la sémiotique à nous proposer des modèles organisateurs faits d’oppositions binaires et de carrés sémiotiques. Nous ne pouvons pas davantage bâtir notre raisonnement sur une logique du repoussoir ou de la négation – le célèbre « ni-ni ». Tel est bien ce pour quoi nous ne sommes assurément plus postmodernes : nous avons quitté, tant dans la théorie que dans les pratiques, une logique de réaction, de libération et d’opposition à la modernité. Si Krauss écrivait encore, dans un texte plus tardif à propos de Marcel Broodthaers, que nous entrions dans l’époque du postmédium 3, actuellement, une telle expression paraît même datée et marquée par cette logique du « post ». Nous ne sommes plus pour ou contre le modernisme, ni pour ou contre les médiums ; cette question, nous ne nous y arrêtons désormais plus. Pour le formuler brutalement, et peut-être simplement, ce n’est plus en jetant par-dessus l’épaule un regard vers l’histoire de l’art que ces oeuvres ont été conçues, mais en fixant le spectateur.

Que l’on parle désormais davantage d’installation que de sculpture – et bien que ces termes ne soient pas parfaitement synonymes – est révélateur. Ce que cette transformation met en évidence, c’est le déplacement de l’attention de l’objet vers l’expérience qu’il procure au spectateur. L’installation tend à placer l’attention moins sur un objet précis, sur lequel nous pourrions jeter un regard esthétique, que sur l’idée d’un espace – tel est sans doute le sens secret du titre de ce magazine – procurant une expérience.

Si l’expérience est le point d’arrivée et l’objectif de l’oeuvre – souvent son lieu de naissance aussi – le médium n’a d’importance que dans sa capacité à rendre celle-ci possible. Voilà bien pourquoi l’on peut voir des artistes multiplier les « médiums » selon l’expérience à évoquer, et pourquoi cette question du type de médium est en voie d’être remplacée par celle du type d’expérience sur laquelle ouvre l’oeuvre. Pensons déjà aux expositions thématiques, symptomatiques de ce déplacement.

Que ce terme « sculpture », désormais, ait perdu de son évidence, de sa familiarité, démontre bien que l’art actuel est organisé autour d’autres tensions, d’enjeux. Il nous manque encore les mots pour penser cette nouvelle réalité.

« Post-post-médium ? », dira l’un.

On trouvera mieux.

 

Sociologue et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Laval, Maxime Coulombe travaille sur les nouveaux imaginaires contemporains. Il a entre autres publié : Imaginer le posthumain : sociologie de l’art et archéologie d’un vertige (Presses de l’Université Laval, 2009), Le monde sans fin des jeux vidéo (PUF, 2010) et Petite philosophie du zombie (PUF, 2012).

 


  1. L’exposition fut présentée du 11 novembre 2010 au 3 avril 2011.
  2. Rosalind Krauss, « La sculpture dans le champ élargi », dans Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993.
  3. Rosalind Krauss, « A Voyage on the North Sea : Art in the Age of Post-Medium Condition », Thames and Hudson, 2000.