La matérialité révélatrice de l’apprentissage automatique
Le développement de l’intelligence artificielle (IA), dans la dernière décennie, de même que sa commercialisation accélérée liée au succès de l’apprentissage automatique, s’accompagne d’un mélange de peur, d’excitation et de confusion. L’impact de l’IA est tel que les artistes contemporains y portent à leur tour un intérêt grandissant. Certains de ces artistes approchent ces nouvelles technologies d’une manière « métacritique1 », faisant un usage direct d’algorithmes d’apprentissage automatisé afin de révéler leur rôle fondamental dans les transformations des sociétés contemporaines.
C’est ce type d’approche qui aborde les technologies de l’IA à travers leur matérialité et leur mode opératoire, dont je souhaite discuter ici à partir de trois oeuvres récentes qui emploient des processus génératifs : Mosaic Virus (2019) d’Anna Ridler, Le sens du néoisme?! Un manifeste infini (2018) que j’ai créé en collaboration avec Monty Cantsin? et la série Watching and Dreaming (2016-2018) de Ben Bogart.
— Artisanat de l’apprentissage automatisé
L’œuvre Mosaic Virus (2019) de l’artiste londonienne Anna Ridler est une installation vidéo générative mettant en scène des images de tulipes étonnamment détaillées produites par un réseau de neurones artificiel. Le type de tulipes créées dans ce flux continu d’images est associé au cours de la valeur du « bitcoin », mettant ainsi en résonnance les jeux spéculatifs contemporains liés à l’IA et aux cryptomonnaies avec la « tulip mania » hollandaise du 17e siècle, première bulle spéculative de l’histoire autour du marché des bulbes de tulipes.
Afin de créer cette installation, l’artiste a collectionné 10 000 images numériques de tulipes importées des Pays-Bas. Après avoir étiqueté les images en fonction des caractéristiques de chaque fleur, telles que sa couleur et la présence de rayures, Ridler a utilisé les images pour entraîner un réseau de neurones2 génératif. Une fois entraîné, le réseau génère ainsi des images inédites en temps réel qui, malgré leur réalisme, représentent des « impossibilités botaniques ».
Pour Ridler, l’apprentissage automatique est un processus plus qu’un outil. Dans une entrevue avec l’artiste, elle mentionne que Mosaic Virus aurait pu être réalisé en utilisant d’autres techniques tels que la photographie temporelle (time lapse). Elle explique toutefois que l’apprentissage automatique en tant que matériau apporte une nouvelle dimension au processus et rend l’œuvre plus pertinente. Son processus de création, qui implique la construction de son propre jeu de données, est itératif et expérimental. L’artiste est ainsi confrontée à une sorte de système « naturel » doté d’une vie propre où il est possible de prédire plus ou moins les résultats sans pouvoir les contrôler totalement.
Cette autonomie relative du matériau algorithmique crée un contraste avec le contrôle extrême exercé par Ridler sur la collecte de données. L’artiste considère par ailleurs la base de données elle-même comme une œuvre d’art qu’elle présente sous le titre Myriad (Tulips) (2018). Son travail soulève ici une contradiction intrinsèque à l’apprentissage automatique, où la production de données nécessaires aux algorithmes « automatiques » requiert, de fait, un effort important et souvent oublié : une nouvelle forme de travail manuel traditionnellement effectué par des minorités visibles et invisibles tels les femmes et les travailleurs offshore.
— Rematérialiser les réseaux de neurones
La programmation informatique et l’IA sont souvent perçues comme des technologies virtuelles et dématérialisées. Cette idée semble toutefois étrange, voire naïve, pour les codeurs eux-mêmes et en particulier pour les artistes qui, comme moi, utilisent ces outils au cœur de leur pratique. Pour nous, il s’agit simplement d’un matériau possédant des propriétés propres et pouvant être façonné et exploré. De fait, le code possède une substance matérielle, car il met en relation et active des réactions dans la matière physique, depuis les changements de magnétisme de la silicone jusqu’aux points lumineux s’allumant sur un écran.
Dans une œuvre récente, j’offre un accès direct à la matérialité d’un processus d’apprentissage automatique par l’intermédiaire d’une installation interactive. Le sens du néoisme ? ! Un manifeste infini, créé en collaboration avec l’artiste Monty Cantsin? (alias Istvan Kantor Amen), se présente comme une machine étrange aux airs de console audio. Sa façade représente grossièrement l’organisation interne d’un réseau de neurones artificiels préalablement entraîné sur des milliers de pages de textes néoistes3. Au sommet de la machine, un panneau lumineux régurgite à l’infini de nouveaux versets et slogans oscillant entre propagande, mysticisme et non-sens.
Le public peut manipuler directement les synapses neurales artificielles en débranchant, en rebranchant et en croisant les câbles audio, ce qui permet d’agir directement sur les capacités génératives du système en temps réel. Chaque câble correspond à plusieurs milliers de synapses au sein du réseau de neurones, permettant ainsi une action directe sur la structure même du système d’IA. L’installation matérialise ainsi le processus génératif dans une interface physique et permet aux participants d’observer directement les effets des manipulations de la matière sur les textes générés. Cette interface a été choisie, car elle est propice aux principes promus par le néoisme, tels l’utilisation de néologismes, l’appropriation de contenu à travers le « pillagisme » (plunderism) et le détournement de stratégies de contrôle par le « subvertissement » (subvertainment).
— Subjectivité machinique
L’artiste canadien Ben Bogart est un pionnier de l’art utilisant des réseaux de neurones artificiels. Sa série de trois vidéos génératives Watching and Dreaming (2016-2018) emploie des réseaux de neurones entraînés à partir des films de science-fiction Blade Runner (1982), 2001 : Odyssée de l’espace (1968) et TRON (1982). Dans chacune de ces œuvres, le réseau de neurones est utilisé pour générer une nouvelle version du film, révélant ainsi les modes de perception spécifiques du réseau de neurones.
Bogart explore, à travers ces projets, le concept de subjectivité machinique, un nouveau cadre qui définit la subjectivité d’un point de vue biologique et computationnel comme « une interaction entre la sensation et l’imagination qui forme un schéma auto-renforcé conduisant à la perception4 ». Cette vision de la subjectivité repose à la fois sur l’existence d’un monde extérieur indépendant de l’observateur et, à la suite du philosophe français Merleau-Ponty, sur une réalité résultant de la « construction mutuelle de sujets et d’objets5 ». Ici, les sensations de la machine sont fournies par le biais de données d’apprentissage contenant des schémas d’information bruts du monde réel, tandis que l’imaginaire de la machine est implémenté par des algorithmes d’apprentissage qui créent leurs propres catégories à partir de leurs sensations.6
L’artiste explique que tout processus d’imagination qui définit des catégories à partir de ses sensations est subjectif par définition, car il n’y a jamais de manière unique et objective de le faire. Selon Bogart, la subjectivité est le processus par lequel les êtres sentients, c’est-à-dire doués de sensations, classifient deux modèles sensoriels différents dans la même catégorie imaginaire (par exemple, en associant une tulipe et une rose à la catégorie « fleur »). Avec Watching and Dreaming, Bogart montre à quel point les représentations des systèmes d’apprentissage sont subjectives, car elles créent leurs propres représentations statistiques qui dépendent fortement de la nature du jeu de données sur laquelle elles ont été entraînées (sensation) et de l’algorithme qui régit la façon dont ces données sont interprétées à des fins génératives (imagination).
— L’IA mise à nu
L’IA contemporaine, et plus particulièrement l’apprentissage automatique et les réseaux de neurones artificiels, ouvre la voie à de nouvelles approches artistiques où les algorithmes deviennent une nouvelle matière hybride et vivante. En approchant les algorithmes d’apprentissage de manière critique à travers ses modes opératoires, ces pratiques révèlent leurs imperfections, leur fragilité, leur subjectivité et leur matérialité. Elles mettent ainsi en lumière, au-delà des qualités artificielles, machiniques et virtuelles de ces systèmes automatisés, leur caractère, in fine, profondément humain.
1. E.A. Shanken, « New Media, Art-Science, and Contemporary Art: Towards a Hybrid Discourse? », Artnodes 11 (November 1, 2011), p. 65–67. [En ligne] : https://doi.org/10.7238/a.v0i11.1212.
2. Un réseau de neurones artificiel est un type d’algorithme employé en apprentissage automatique qui repose sur un modèle mathématique hautement simplifié de neurones. Ces neurones artificiels sont reliés entre eux par des connexions appelées poids ou synapses qui sont finement ajustées lors de l’apprentissage pour permettre au réseau de détecter des régularités dans les données. Les réseaux de neurones artificiels sont à la base de l’apprentissage profond, un sous-domaine de l’apprentissage automatisé dont les capacités étonnantes en font l’une des approches dominantes en IA depuis le début des années 2000.
3. Le néoisme est un mouvement anti-institutionnel d’avant-garde qui a débuté à la fin des années 1970 à Montréal. Influencé par le futurisme, le dadaïsme, fluxus et la philosophie punk, ses modes d’opération incluent l’usage d’identités partagées, le canular, l’absurde, le plagiat et la propagande. Outre la musique, la performance, le « body art », le « mail art » et l’art web, les Néoistes ont produit un nombre important de textes sur le néoisme, cherchant à définir le mouvement de manière souvent contradictoire et autodérisoire.
4. Ben Bogart, Sofian Audry, Allison Parish et Nora O’ Murchú, « Consciousness and the Poetic Machine », Ottawa, 2018. [En ligne] : https://vimeo.com/261115825.
5. Cette idée rejoint le concept de réalisme machinique récemment proposé par l’artiste Trevor Paglen. Voir Trevor Paglen, « Machine Realism » dans I Was Raised on the Internet, catalogue d’exposition. Museum of Contemporary Art Chicago, Munich et New York, DelMonico, Prestel, 2018, p. 112-118.
6. Ben Bogart, Sofian Audry, Allison Parish et Nora O’ Murchú, op. cit.
Sofian Audry crée des œuvres computationnelles se déployant sous de multiples formes telles la robotique, les installations interactives, les environnements immersifs, les interventions dans l’espace public, l’art web et la littérature électronique. Son travail s’inspire de l’IA, de la biologie et des sciences cognitives. Issue d’un parcours hybride entre informatique et art médiatique, Audry est professeur en Arts et sciences numériques à l’Université Clarkson (États-Unis) où il poursuit ses travaux de recherche-création. Ses œuvres ont été présentées lors de nombreux événements et lieux d’exposition à travers le monde.