Catherine Lalonde
N° 105 - automne 2013

La fin de la comète ? (Entretien avec René Blouin)

Amoureux fou des arts visuels, René Blouin y navigue depuis les années 1970. En tant que propriétaire de galerie, il est également un rouage du grand marché de l’« industrie culturelle ». Il hait l’expression, mais sait, lucide, qu’elle le touche. Contradiction ? C’est dans l’édifice Belgo, rue Sainte-Catherine, à Montréal, que la Galerie René Blouin gagne dès 1986 ses galons. Le lieu est alors pionnier, avec la Galerie Chantal Boulanger, de cette adresse désormais incontournable des arts visuels. Nouveau chapitre: René Blouin vient de déménager pénates, sculptures et tableaux sur la rue King du Vieux-Montréal, après un court passage à l’Arsenal. Il recommence, excité par sa nouvelle collaboration avec la jeune Sarah Pépin, âme soeur et fille de coeur. Il a promu les oeuvres de Betty Goodwin, Kiki Smith, Jana Sterbak, Rober Racine et Chris Kline, parmi tant d’autres. L’homme a du métier : il a été du centre d’artistes Véhicule Art, du Conseil des Arts du Canada, d’Aurora Boréalis et brièvement du Musée d’art contemporain de Montréal. Entretien avec un galeriste qui préfère encore le contact intime, presque silencieux, avec les oeuvres.


 

Pensez-vous que les arts visuels cèdent à une tentation du spectacle ?

René Blouin :  Le monde des arts visuels doit composer avec le diktat du divertissement et de la spectacularisation, comme tous les champs de la création. La voie a été tracée quand les fonctionnaires se sont mis à cette pensée perverse qu’est l’« industrie culturelle ». J’ai senti la pression au début 1980, qu’il n’y aurait plus d’investissements généreux dans la culture et  qu’on commençait à grignoter dans les marges. Des programmes comme Explorations, qui permettaient aux artistes d’explorer une autre discipline ou d’intervenir au niveau social ou communautaire, se sont mis à disparaître.

 

D’autres exemples ?

J’ai claqué la porte du Musée d’art contemporain parce qu’ils avaient fait un défilé de mode dans mon exposition sans me prévenir… Plus récemment, il y a le Quartier des spectacles. Pensée par un bon architecte, c’est la chose la plus hideuse et insidieuse réalisée à Montréal depuis 30 ans. On est train de vider un quartier. La malbouffe et les commerces bas de gamme deviennent les seules entreprises qui peuvent y survivre, au profit des festivals et des événements. Ce pauvre Musée d’art contemporain se trouve occulté, perdu six mois par année dans la pléthore de festivals que l’on tient sur son site. Je suis allé à un vernissage pendant l’un de ces festivals qui avait installé quinze toilettes portables alignées devant la porte du musée. Très bel accueil. Ça dit beaucoup sur nos priorités.

 

Selon vous, que faut-il désormais pour percer en arts visuels ?

Un vaste public et des médias à n’en plus finir, sans quoi on n’est rien. Ainsi, des artistes aux succès commerciaux comme Corno passent à travers l’époque, et on entend le délégué du Québec à New York, grand fan, se demander pourquoi ses oeuvres ne sont pas dans les musées. Voilà un effet de la société du spectacle, cette confusion avec un succès de communications. Il est fort correct que Corno fasse ce qu’elle fait, mais on ne peut prétendre que c’est de l’art de pointe. Par ailleurs, certains artistes à la démarche solide, avec une force conceptuelle très forte, sont assez pervers pour jouer sur les codes des médias. Je pense à Michel de Broin, ou à Christian Marklay avec le film The Clock. Les codes du spectacle se mêlent facilement au cinéma. En arts visuels, c’est  plus rêche, mais fort possible pour ceux qui travaillent l’image en mouvements.

 

L’impact média est devenu essentiel, mais la place des arts visuels dans les médias, surtout grand public, se réduit.

La spectacularisation est partout : politique, sociale et aussi médiatique. C’est dur d’arriver à l’émission de Catherine Perrin et d’expliquer ce qu’est l’art contemporain en dix minutes. À l’époque, il y avait des gens comme Marcel Brisebois, Nicolas Mavrikakis quand il était à la radio, Gilles Daigneault, raconteur extraordinaire qui pouvait vous narrer une exposition. Mais depuis que Radio-Canada est devenu une imitation de TVA, ces espaces ont disparu. On ne veut plus dans les médias poser des questions longues à formuler. L’art visuel n’est pas rapide. Il arrive avec ses images lentes, qu’on veut et va regarder pendant des années, qui sont cumulatives. Il faut construire de petites passerelles pour que les gens se rendent aux artistes. Ça prend une narration.

 

Une narration ? N’est-ce pas déjà une mise en scène ? Comme galeriste, votre métier n’est-il pas, littéralement, de mousser des oeuvres ?

Il y a effectivement et nécessairement un aspect où l’on « donne à voir » la création. Comment évite-t-on alors le divertissement pour le divertissement ? Belle question. Je fais très peu de vernissages. Dans la galerie, je n’explique jamais les oeuvres. Je fais une mise en contexte, pas une mise en scène ni une tentation de séduire. Mon rôle est de créer un espace pour que la lecture soit faite dans les meilleures conditions possibles. Je raconte de petites anecdotes autour de l’oeuvre et sur l’artiste.

 

Ne risque-t-on pas, avec ces anecdotes et en parlant de l’artiste, de nourrir un culte de la personnalité ?

Non. Pour moi, l’art c’est l’artiste. L’oeuvre est la cartographie de sa pensée. Et peut-être qu’un jour quelque chose s’en détache, devient iconique et parle à un vaste registre de gens. Geneviève Cadieux, par exemple : elle était dure à 18 ans, son frère s’est suicidé, ses parents étaient fragiles, il y a eu des interventions psychiatriques… Son travail très, très dur, toujours à la limite, est pour moi indissociable de la personne. Prenez Van Gogh ou Giacometti, qui ont fait des chefs-d’oeuvre. Quand on lit leurs biographies, on pleure, ça nous donne la chair de poule et ça s’inscrit chaque fois qu’on revoit les pièces.

 

Quelle solution voyez-vous pour sortir du courant de spectacularisation ?

Les jeunes. La relève. On est dans une période qui me rappelle beaucoup la fin des années 1950, avec une droite et un côté réactionnaire parfois très violents. Je crois qu’on est à la queue de la comète, qu’on va bientôt, comme alors, bazarder plein de choses. Je vois les jeunes qui ne peuvent plus tolérer la situation. Ils ont compris qu’ils n’ont pas à déconstruire violemment ce que les autres ont fait. Ils font le Eastern Bloc, des trucs non formalisés, undergrounds, de nouveaux types de galeries. Puisqu’on ne leur a pas laissé de place, ils créent une nouvelle architecture et de nouveaux réseaux. Et ça, c’est formidable.

 

Catherine Lalonde est journaliste en culture, danse et littérature au quotidien Le Devoir. Elle est aussi poète et a signé, entre autres, Corps Étranger (Québec Amérique / La Passe du vent).