Sabrina Desjardins
N° 110 – printemps-été 2015

La dualité de Gilles Mihalcean

Galerie Laroche/Joncas
Montréal
12 novembre—
20 décembre 2014


 

Dans sa plus récente exposition, Nouvelles sculptures, présentée à la galerie Laroche/Joncas et plus tôt, en 2014, à la foire torontoise Feature, le sculpteur Gilles Mihalcean présentait ses dernières créations. Une dualité imprègne l’ensemble de cette production hétéroclite qui jouxte des éléments opposés pour en faire ressortir les différences. Ce dualisme se traduit de diverses façons dans les oeuvres de l’artiste, tant au niveau du jeu des matières et des sujets suggérés que de l’oscillation constante entre l’intérieur et l’extérieur, le réel et l’imaginaire, le secret et la divulgation. Ainsi, plusieurs thèmes, comme ceux de l’identité, de la beauté, du capitalisme et de la religion s’y chevauchent afin de créer un récit d’ensemble qui se veut lucide et critique, tout en étant teinté d’une subtile pointe d’humour. En d’autres mots, Nouvelles sculptures reflète l’authenticité qui caractérise les propos et les techniques de Gilles Mihalcean.

En entrant dans l’espace de la galerie, ce qui frappe, a priori, est le fait que l’ensemble de l’exposition soit curieusement épuré, quoique composite. Au fur et à mesure de l’approche et de l’observation attentive, on constate toutes les irrégularités qui façonnent les oeuvres, et ce, à travers un brillant jeu de textures et d’échelles. En effet, une pléthore d’éléments tantôt opposés, tantôt complémentaires, peuple les compositions de l’artiste. Par exemple, l’oeuvre Tête de robot oscille entre la cachette et le dévoilement. Une boîte en aluminium parsemée de trous recouvre partiellement cinq personnages en bois peints en bleu enfermés en celle-ci et posés sur un socle. Ce n’est qu’une fois le couvercle retiré de la base que l’oeuvre se révèle dans son entièreté puisqu’une autre partie en est dévoilée. Mihalcean invite ainsi le spectateur à entrer directement en contact avec l’oeuvre et à manipuler celle-ci afin de mieux en saisir l’essence, cette dernière se traduisant par la redécouverte de la beauté du vivant, beauté pour laquelle l’on doit faire un certain effort afin de l’apprécier puisqu’elle est cachée, emprisonnée dans une cloche d’aluminium. En combinant l’abat-jour métallique, qui incarne l’univers de la machine, au ton bleu, évoquant pour sa part la vigueur de l’être humain – parce que cette couleur réfère à l’eau, au sang qui coule dans nos veines et donc à la vie – Mihalcean fait coexister deux univers qui sont à la fois antagonistes et liés, ce qui force à considérer ceux-ci sous un angle singulier, contrasté. On peut y voir une critique du lien qui unit, de nos jours, l’homme et la machine. Cette dernière semble parfois prendre le dessus sur l’aspect humain de la société, si bien que la beauté de celui-ci s’en retrouve occultée. La symbiose qui s’installe entre ces antithèses nous amène à appréhender l’oeuvre comme un ensemble unifié à travers sa complexité.

Il est également très important, dans la démarche de Gilles Mihalcean, issu du minimalisme des années 1960, que l’on puisse comprendre comment sont assemblées ses oeuvres, c’est pourquoi leur structure est immanquablement visible. L’usage d’icônes archétypales telles que le père Noël, Bouddha, la Vierge, et de matériaux aux propriétés contrastées (bois, plâtre, aluminium, graphite, bronze) témoigne de l’effort fait par l’artiste afin que le spectateur puisse bien saisir les messages délivrés dans ses oeuvres. On en retrouve un exemple dans la sculpture de bronze 2094. Il s’agit d’une oeuvre à trois registres distincts : la partie de droite, arborant des bustes de la Vierge Marie et de Bouddha opposés l’un à l’autre par un socle ; le registre médian, composé d’une mince et longue tige qui fait le pont vers la portion de gauche, où l’on retrouve un objet sphérique que l’on peut apparenter à un boulet de canon et qui est posé sur un réceptacle. Cet objet est relié au socle, où s’affrontent les figures pieuses par la tige cylindrique. On peut interpréter cela à la fois comme la canonisation de la Vierge ainsi que celle de Bouddha, ou encore comme un appel à la destruction de ce que l’on pourrait qualifier d’une des plus vieilles techniques d’asservissement des peuples. Dans cette création, l’artiste oppose le culte bouddhiste à celui du christianisme par le socle, ce dernier exprimant le schisme qui s’opère entre ces deux réalités religieuses. Le fait que les symboles de ces deux dogmes soient représentés de façon opposée peut être interprété comme le reflet de la relative dualité qui est palpable entre l’Orient et l’Occident. Une certaine unité vient néanmoins assembler le tout puisque même si des moeurs sensiblement distinctes animent les parties est et ouest du monde, toutes deux sont confrontées à de récurrentes problématiques religieuses. Sinon, le jeu d’échelles qui se dessine entre les deux icônes peut sous-tendre un envahissement progressif des pays orientaux par le capitalisme et les modes de vie qui y sont associés.

En somme, les oeuvres 2094 et Tête de robot illustrent bien l’esprit général qui règne dans cette nouvelle production. On se rend compte qu’au sein de celle-ci, la dualité cohabite avec une certaine valeur d’unité, cette dernière soudant, au final, les oppositions de tous genres inhérentes aux oeuvres. La liberté d’interprétation est aussi déterminante dans cette exposition puisque l’ensemble soulève de nombreuses questions et met en relief plusieurs thèmes, en plus de suggérer diverses pistes de réponses au spectateur qui peut faire sa propre lecture du tout. Ainsi, Mihalcean invite le visiteur à entrer dans l’enceinte de la galerie Laroche/Joncas et à s’immerger de ses idées et de sa technique en dévoilant le tout d’une manière franche et bien articulée.

 

Sabrina Desjardins détient un baccalauréat en histoire de l’art et oeuvre dans le domaine de l’édition depuis quelques années. Elle est coéditrice pour la revue Ex_situ (UQAM) en plus d’agir à titre de réviseure et traductrice pour le blogue de la galerie Station16. Elle est également correctrice pour la revue Espace art actuel et travaille à l’organisation de l’événement annuel de muséologie FESTI’O’MUSE. Elle s’intéresse particulièrement au street art et à la culture hip-hop.