Thierry Laberge
N° 110 – printemps-été 2015

Mathieu Beauséjour : Kings and Queens of Québec

Galerie Verticale à l’Hôtel de Ville de Laval
Hôtel de Ville de Laval
9 octobre—
27 novembre 2014


 

Kings and Queens of Québec, d’abord présenté à la chapelle de Reims (France) en 2008 1, lieu de consécration et de passation du pouvoir royal français, est une oeuvre emblématique du travail de l’artiste Mathieu Beauséjour, tant du point de vue esthétique, par sa sobriété formelle, que par la réflexion qu’elle suscite au sujet de la portée symbolique et effective de l’exercice du pouvoir politique. L’installation, cette fois-ci recontextualisée dans l’enceinte de l’Hôtel de Ville de Laval par la commissaire Dominique Sirois Rouleau, en collaboration avec la Galerie Verticale, se compose de la juxtaposition d’une série de douze photographies de profils de monarques ayant régné sur le Canada et le Québec depuis la colonisation. Les portraits étincelants, déposés sur fonds noirs, sont tirés de pièces de monnaie et présentés sur une série de feuilles de Plexiglas disposées en deux demi-cercles.

L’oeuvre, dans son contexte originel, portait un regard critique sur l’histoire politique de la province de Québec, notamment quant à son statut de sujétion à une succession d’autorités européennes et, par extension, sur la constante tension entre les cultures françaises et anglaises qui n’a cessé d’exacerber ses malaises identitaires depuis sa fondation. La réactualisation de Kings and Queens of Québec, à Laval, poursuit cette réflexion en l’enrichissant d’un contexte faisant, cette fois-ci, écho à différents faits historiques de la municipalité; d’abord, par le rappel au passé seigneurial de Laval, plus distant et moins connu, alors qu’a gouverné sur l’île Jésus, jusqu’en 1854, une suite de trois seigneurs issus de l’aristocratie française; ensuite, de mémoire plus récente et de façon plus substantielle, l’intention de présenter l’oeuvre en ces lieux n’est pas étrangère au règne de plus de vingt ans de l’ex-maire de Laval, Gilles Vaillancourt, qui a récemment été affligé de nombreuses allégations de collusion et de corruption.

Outre les agitations politiques passées et actuelles de la municipalité de Laval, Kings and Queens of Québec trouve une force évocatrice nouvelle dans le rapport contigu qu’elle entretient avec la fonction du lieu qu’elle occupe. En effet, par cette décision déconcertante d’investir un site où la pratique du pouvoir politique s’actualise, le propos de l’oeuvre dépasse les considérations historiques propres à son environnement immédiat et parvient ainsi à faire émerger une interrogation décontextualisée et plus holiste au sujet du pouvoir, principalement en ce qui concerne les dispositifs et institutions qui favorisent et justifient la perpétuation de celui-ci.

L’insinuation au passage du temps, qui découle de la juxtaposition des personnes souveraines, évoque d’emblée ces processus inhérents à toute pratique de l’autorité politique. Alors que la mission originelle de chacune des gravures semble être celle de réifier le pouvoir royal dans la personne du monarque, on en vient, paradoxalement, par cette temporalité qui lie chacune des figures tout en les distinguant, à une expression de la toute-puissance souveraine désincarnée et évanescente. Ainsi, cette mise à nu conceptuelle de la notion de pouvoir révèle celui-ci dans tout son artifice, dont l’aspect factice est exacerbé par la fonction de l’objet d’où sont tirés les portraits et le traitement qu’en fait l’artiste. En effet, outre le rapprochement facile entre richesse et pouvoir qu’évoque la pièce de monnaie et la mise en valeur de son éclat, le choix de ce support expose, plus fondamentalement, la volonté de publicité, de gloire et de puissance qui se dissimule derrière les apparats flamboyants du pouvoir. Pouvoir qui, comme l’oeuvre nous le rappelle, est inexorablement voué à être un jour relégué aux abîmes de la mémoire collective et à ne plus rien signifier au-delà du commentaire historique.

Malgré les temps révolus auxquels l’installation renvoie, la charge symbolique de cette dernière transcende l’historicité des pièces de monnaie pour se transposer à notre réalité contemporaine, notamment en raison du contraste remarquable entre son lieu d’exposition moderne et industriel, construit de béton brut et taillé d’angles droits, et la finesse du détail des portraits métalliques. On en revient ainsi aux mêmes questionnements actuels à propos des processus d’élaboration et de justification des pouvoirs tout en accentuant, du même coup, la distance qui sépare le simple citoyen des mécanismes de prises de décisions émanant de l’autorité officielle, et ce, malgré la proximité physique de l’un et l’autre.

Enfin, d’un point de vue procédural, une certaine ironie se dégage de la mise en scène offerte par l’installation et son environnement dès que l’on considère ce qui se déroule en coulisse, à savoir le partenariat implicite entre le pouvoir et sa critique. Ce conflit entre le discours et la méthode, qui confère à l’artiste le double rôle d’enquêteur et de complice, incite le spectateur à apprécier l’oeuvre selon deux positions antagonistes dont chacune rappelle une attitude particulière au sujet de la chose politique. S’offre alors au spectateur le choix entre l’adoption d’un regard désabusé, corollaire à l’apathie et à la méfiance généralisées à l’égard de la classe dirigeante, ou bien revendicateur, c’est-à-dire qui contemple l’idée d’une action politique cherchant à influencer la suite de l’histoire.

 

Thierry Laberge est étudiant au baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM et en philosophie à l’Université de Montréal. Ses recherches s’articulent aux croisements de la philosophie politique et de l’art contemporain, notamment autour des différentes formes et implications du discours public. Ses réflexions ont fait l’objet d’une conférence lors du colloque « La création comme résistance », tenu à l’hiver 2014. En 2015, Laberge participe à la table ronde « Exclusions, expériences et normativité esthétiques » pour la Société de philosophie du Québec dans le cadre du 83e congrès de l’Acfas

 


  1. Dans le cadre de l’exposition Quebec Gold qui avait lieu à Reims en 2008 et qui rassemblait les oeuvres de dix-sept artistes québécois à l’occasion du 400e anniversaire de la province. Commissaires: André-Louis Paré, Élisabeth Pawlowski et Jean-Michel Ross.