Manon Tourigny
N° 103-104 – printemps-été 2013

Karen Trask, L’espace infini du rien

Karen Trask, Riens
Centre d’exposition Circa, Montréal
20 octobre—17 novembre 2012


 

Depuis plus de quinze ans, Karen Trask pose un regard sur l’expérience humaine à travers une recherche sur le langage. Sa démarche la pousse à vouloir toucher les mots, à toucher à l’espace entre les mots. Cet espace « entre » évoque l’absence, ce qui n’est pas là, ce qui disparaît. Dans sa quête à vouloir saisir cette absence, ce rien, Trask s’est inspirée du poète français Stéphane Mallarmé. Dans la préface 1 que l’auteur a rédigée pour expliquer les clés du poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », Mallarmé indique l’importance des blancs qui séparent les mots, qui ralentissent ou accélèrent le mouvement de la lecture.

Cette manière de concevoir l’écriture par une disposition graphique non conventionnelle pour l’époque trouve un écho dans le travail de Karen Trask. Depuis 2008, l’artiste poursuit une recherche sur le concept du rien et l’exposition présentée chez Circa est le fruit de ce long questionnement philosophique. L’influence du poète transparaît d’ailleurs dans la publication RIENS-nothings qui accompagne l’exposition. Le lecteur trouvera une parenté formelle dans la disposition du texte, mais aussi par les mots qui courent sur le papier. L’artiste écrit d’ailleurs que « les mots sont apparus sous forme de fil, de papier, d’ombre et de lumière 2 ». Dans l’exposition Riens, Trask transpose visuellement et poétiquement ce concept de mouvement, qui demande de constants allers-retours dans la lecture de ce corpus. C’est par la mise en espace, qui joue sur la ponctuation des tous ces éléments, que le rien se révèle.

Dès l’entrée, une projection sur un panneau au sol sert de signal à ce qui va se passer dans la salle d’exposition. Avec Attraper le temps, l’artiste donne le ton au parcours. Dans un geste répétitif, une main tente en vain d’attraper des feuilles de papier qui tombent 3 et font la démonstration que le rien ne peut être saisi, il est évanescent malgré toute volonté de l’attraper au vol. Cette entrée en matière amène le visiteur à suivre un rythme circulaire imposé par le dispositif mis en place par l’artiste, qu’induit l’oeuvre Zero dots scattered in the sky disposée au centre de la salle. Cette immense feuille de papier suspendue portant des incrustations de câbles de fibres optiques sert de vecteur à la déambulation. Le visiteur n’a d’autre choix que de la contourner, d’en faire le tour pour en prendre toute la mesure. Cette surface, à la manière d’une constellation, s’illumine et scintille, donnant l’impression qu’on regarde la terre vue du ciel. Les oeuvres, disposées au mur ou au sol, se déploient autour d’elle, chacune servant de contrepoint à l’ensemble. L’artiste s’amuse ainsi à décliner le rien en de multiples ramifications visuelles. Dans Nier/Rien, le travail du papier découpé crée un subtil effet d’inversion qui prend forme dans l’ombre de l’autre. Ainsi, de nier apparaît le rien. Ce jeu avec les mots souligne ce refus de ne pas voir ce qui est sous-jacent, ce qui se cache derrière leur sens. De même, dans un des éléments de la série En trois temps, un mécanisme fait disparaître le mot Nothingness formé de cordes blanches, lequel s’efface sur la surface blanche du mur, mais reprend sa forme chaque heure. Plus loin, un écran disposé sur un socle montre l’artiste qui tente d’effacer le mot nothing qu’elle écrit à la mine de plomb. L’oeuvre J’essaie de m’en débarrasser joue sur l’impossibilité de faire fi du rien, celui-ci devenant plus imposant par la succession de couches de matière.

Si chaque oeuvre peut vivre séparément de l’ensemble, c’est par une mise en espace de tous ces éléments,  particulièrement par la pluralité des propositions, que le sens de l’oeuvre émerge. La blancheur de la salle sert d’écrin, de support à la lecture de l’installation, et l’artiste prend chaque oeuvre pour en formuler une phrase (ou plusieurs) qu’elle dispose dans la salle afin d’en composer un poème visuel. Ainsi, l’expérience du langage s’inscrit dans la pratique de l’écriture et la création d’oeuvres, l’utilisation du papier, matière brute, sert de matrice qui imprime cette expérience, la matérialise. La feuille comme surface blanche accueille les mots, la fibre de papier se transforme afin de créer différents objets ou surfaces qui inscrivent ainsi les mots dans la matière.

Pour poursuivre sur l’importance des espaces blancs, si chers à Mallarmé, il semble pertinent d’examiner le rôle de la lumière dans le travail de Trask. Suivant le rythme du soleil, la salle d’exposition est plongée dans une semi-pénombre. Les oeuvres se transforment au fil de temps. Ce choix souligne doublement le mécanisme d’apparition/disparition qui permet d’appréhender les oeuvres, ou plutôt de saisir leur transformation à travers différents instants de la journée. La lumière utilisée, essentiellement naturelle ou intégrée à même les oeuvres, renforce le concept du rien, car les images et les mots qui apparaissent le sont davantage dans l’ombre et le noir. Trask met en scène le soleil, élément lumineux qui transforme les objets, qui marque le temps.

Certaines pratiques artistiques s’inscrivent dans un temps autre, un temps plus introspectif, voire contemplatif. Ainsi se positionne le travail de Karen Trask qui pose un regard poétique sur l’impermanence des choses, le cycle de la vie, le temps qui passe, la lenteur du faire. L’artiste prend le pari de convier le visiteur au temps de l’oeuvre, à sa prégnance dans l’ici et maintenant. Par opposition à une quête de vitesse et d’instantanéité qui se trouve autant dans nos gestes que dans nos manières de réfléchir et d’appréhender le monde et dans un besoin de tout saisir d’un seul coup, prendre le temps de regarder le rien est presque absurde. Pourtant, c’est dans ce paradoxe que l’artiste inscrit son  oeuvre, peut-être pour permettre au visiteur de prendre une posture particulière devant les oeuvres, de créer un rapport intime avec elles pour prendre une pause afin de méditer, de respirer et de vivre ce rien qui nous habite parfois.

 

Manon Tourigny est historienne de l’art et auteure. Elle a rédigé de nombreux articles et textes pour des revues spécialisées (Ciné bullesesse arts + opinions et Inter), en plus d’écrire des opuscules pour différents organismes (centres d’artistes, centres d’exposition et musées). Depuis plusieurs années, elle s’implique activement dans le milieu des arts visuels, notamment au centre d’artistes DARE-DARE et à VIVA! art action où elle siège au sein du conseil d’administration. Elle a récemment fondé un collectif de commissaires N.&M., qui centre ses recherches sur les collaborations, les processus artistiques et la contamination entre les artistes, les oeuvres et le rôle même du commissaire. Elle travaille actuellement au Centre d’art et de diffusion CLARK.

 


  1. Poème publié en mai 1897 dans la revue Cosmopolis. Voir Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 455-456.
  2. Karen Trask, RIENSnothings, Montréal, Press Home Edition, 2012, s.p.
  3. Clin d’oeil à Hand Catching Lead de Richard Serra (1968) où l’artiste tente d’attraper des morceaux de plomb, geste régulier que l’artiste répère durant 3:02 h.