Aseman Sabet
N° 107 – printemps-été 2014

Jeff Thomas. Droits de cité

En décembre 2012, Jessica Gordon, Sylvia McAdam, Sheelah McLean et Nina Wilson lancent le mouvement Idle No More à Saskatoon dans l’objectif de contester la loi C-45 proposée par le gouvernement Harper. Cette loi omnibus, que la suite des événements rendra célèbre, implique des clauses mettant non seulement en danger certains acquis importants des traités signés entre le Canada et les Premières Nations, mais également la préservation de zones écologiques protégées. Un des impacts les plus importants du mouvement Idle No More est d’avoir donné un nouvel élan aux revendications autochtones à travers tout le pays, notamment au Québec 1, où la question de la réforme du programme d’enseignement de l’histoire au secondaire est devenue un enjeu politique. Plus concrètement, en 2013, la Fédération des femmes autochtones du Québec a relancé l’appel afin de donner une place plus importante à l’histoire des Premières Nations dans les cours d’histoire 2. La charge eurocentriste du contenu du programme d’histoire au secondaire est en effet assez surprenante lorsqu’on considère les grands « oublis » qui la ponctuent, comme l’inscription forcée des enfants autochtones dans les pensionnats pendant plusieurs générations ou les différentes stratégies coloniales de répression territoriale. La perception des Premières Nations se trouve directement affectée par ces lacunes historiques. Autrement dit, la narration historique, dont la forme linéaire et chronologique généralement préconisée est elle-même un sujet de réflexion à part entière, est un puissant outil socioculturel et politique, dont les contours peuvent marquer la perception que nous avons d’un phénomène ou d’un groupe en particulier.

L’autre histoire

L’histoire ne se raconte toutefois pas que dans les établissements scolaires. L’espace public est un terrain heuristique à maints égards, et les monuments commémoratifs jouent un rôle non négligeable dans la manière de transmettre l’histoire. Conscient de la force et de la fonction discursive de ces monuments qui, souvent, représentent des personnages historiques, l’artiste autochtone Jeff Thomas en a fait un objet de recherche. Originaire de Buffalo, Thomas est un Iroquois/Onondaga qui vit à Ottawa. Comme beaucoup d’artistes autochtones, il porte plusieurs chapeaux, travaillant à la fois comme artiste, commissaire et chercheur spécialisé en théories culturelles. Ses recherches photographiques interrogent les figures de l’amérindianité (plus précisément la notion de Indian-ness) ainsi que la réalité des Autochtones en milieu urbain (urban natives). Cet intérêt pour les urban natives prend racine dans un questionnement identitaire et historique personnel. Lui-même de descendance citadine, Thomas a vu sa famille rencontrer les multiples obstacles de la structure urbaine : « Parfois, les doubles identités semblent incongrues – les Indiens étaient censés s’arrêter d’être Indiens une fois en ville » 3. Cherchant à combler le fossé qui sépare la réalité des communautés autochtones des représentations des Premières Nations dans les musées ou encore dans les collections d’archives, l’artiste pose un regard critique sur une écriture biaisée de l’histoire, reflétant davantage les fantasmes des Allochtones 4. Cette brèche ouverte entre un passé faussé et un présent méconnu confère à sa pratique une dimension à la fois pédagogique et anthropologique. Il s’agit en quelque sorte de raccorder la mémoire collective à la réalité contemporaine des Premières Nations en faisant réfléchir aux causes mêmes d’une telle fracture représentationnelle.

Parmi les différentes figures du territoire urbain, les monuments permettent de suivre le fil idéologique des instances de pouvoir qui les ont érigés. Jeff Thomas s’intéresse à deux caractéristiques coextensives et quasi récurrentes des monuments commémoratifs : d’une part, l’absence des Autochtones dans la représentation d’événements historiques qui les impliquaient, d’autre part, le traitement discursif qui ressort de la figuration des Autochtones quand ces derniers sont représentés. Son travail avec le Monument à Champlain, situé à Nepean Point à Ottawa, est emblématique de cette réflexion critique. Réalisé en 1915 par Hamilton MacCarthy, le monument ne figurait au départ que Samuel de Champlain debout, tenant son célèbre astrolabe. Trois ans plus tard, la figure d’un Anishinabe agenouillé fut ajoutée au niveau inférieur du socle. Censée représenter l’aide apporté par les Premières Nations à Champlain alors qu’il naviguait en territoire inconnu, la statue devait, dans un premier temps, être représentée agenouillée à l’intérieur d’un canot. Toutefois, le groupe de citoyens qui commissionnait l’oeuvre ne put fournir les fonds nécessaires à la réalisation du canot, ce qui laissa cette figure anonyme dans une double position de soumission, à la fois prosternée et située nettement en dessous de la figure coloniale. En 1992, année de commémoration du 500e anniversaire de la « découverte de l’Amérique » par Colomb, Thomas, qui depuis près de dix ans faisait des portraits de son fils Bear dans différents contextes urbains, se pencha sur ce monument en particulier. Avec insistance, il photographia son fils devant la sculpture de l’Anishinabe, en prenant soin d’évacuer la figure de Champlain en hors champ. En plus d’attirer l’attention sur cette statue secondaire à la fonction clairement déterminée, la série met l’accent sur le contraste entre la figure stéréotypée de l’Autochtone presque dénudée et celle, contemporaine, de l’Autochtone en milieu urbain.

En 1996, ce même monument devient le point de mire de l’Assemblée des Premières Nations qui conteste le caractère insultant de la représentation, sans compter son habillage historiquement incohérent. En guise de protestation, la statue de l’Anishinabe est recouverte d’une couverture. Alors que l’Assemblée de Premières Nations désire voir disparaître cette partie du monument, Jeff Thomas y voit le défaut d’une nouvelle absence du peuple autochtone de la trame narrative des monuments commémoratifs. Il suggère plutôt qu’une plaque soit placée sur les lieux mêmes, décrivant la réaction des Premières Nations face  à ce rendu stéréotypé qui ne raconte en final que la fonction de servitude des Autochtones. L’histoire en décida autrement. En 1999, suivant un débat qui atteint des proportions médiatiques, la Commission de la capitale nationale jugea que la statue, surnommée « The Indian Scout », soit déplacée dans un parc adjacent, le Major’s Hill Park, où elle se trouve toujours, en retrait. Malgré son désaccord, Thomas continua de photographier la statue, comme en témoigne l’oeuvre Why do the Indians Always Have to Move (2001), où l’on voit la sculpture de l’Anishinabe, la tête tournée, semblant regarder le Monument de Champlain au loin, en arrière-plan. L’espace laissé vacant sur le monument par le déplacement de la statue devint également un objet d’intérêt pour l’artiste qui y photographia des mises en scène impliquant ses amis, notamment l’artiste et commissaire Greg Hill agenouillé dans un canot fait de boîtes de céréales, en référence directe au projet initial du monument 5.

L’exploit d’Hochelaga

Montréal possède aussi ses disgrâces narratives. Érigé en 1895, soit vingt ans avant le Monument à Champlain, le Monument à Maisonneuve, réalisé par Louis-Philippe Hébert, se trouve dans un des lieux les plus visités de la métropole : la Place d’Armes dans le Vieux-Montréal. En dessous des contours victorieux de Maisonneuve, quatre figures historiques se démarquent de l’ensemble : Jeanne Mance (prenant soin d’un enfant), Lambert Closse, Charles Le Moyne et… un Iroquois. À l’anonymat irritant de cette figure vient s’ajouter une gravure à même le socle du monument, une citation de Maisonneuve qui affirme : « Il est de mon honneur d’accomplir ma mission ; tous les arbres de l’île de Montréal devraient-ils se changer en autant d’Iroquois. » De plus, entre les figures historiques, on distingue quatre bas-reliefs, représentant la signature de l’acte de fondation de Ville-Marie, la mort de Dollard des Ormeaux, la première messe célébrée à Ville-Marie en 1642 et l’Exploit de la Place d’Armes. L’intitulé Drive-by Shooting, Paul De Chomedey De Maisonneuve Monument, Killing an Iroquois Chief, March 1644 (2007), de Jeff Thomas, décrit clairement de quoi relève l’« exploit » de la Place d’Armes. L’oeuvre photographique, qui documente ce dernier bas-relief, central dans l’image, mais que l’on peut contextualiser comme élément secondaire du monument, possède une forte charge conceptuelle que le titre met de l’avant. En fait, avant même que le Monument à Champlain devienne un sujet de controverse à Ottawa, Thomas s’était penché sur ce monument montréalais situé face à la Basilique Notre-Dame. Le ton documentaire minimaliste de Iroquois, Place d’Armes, Montréal (1994) a cette même force critique que la photographie du bas-relief réalisée treize ans plus tard, celle de souligner le mutisme historique à laquelle sont contraintes les Premières Nations dans l’histoire que racontent nos monuments commémoratifs. Ici, l’anonymat du chef iroquois, dont la mort est un exploit colonialiste, apparaît avec d’autant plus de force que toutes les figures historiques occidentales représentées à ses côtés sont identifiées avec précision. D’ailleurs, on peut se demander qui est l’Iroquois qui complète ce quatuor. Est-ce vraiment le chef assassiné ou un simple représentant de toute une nation dont la terre a été volée ? L’histoire, du moins celle qui est racontée par le Monument à Maisonneuve, ne le dit pas.

Épilogue

À l’été 2013, un regroupement d’artistes à Ottawa, mené entre autres par Howard Adler, s’est mobilisé pour sortir la statue de l’Anishinabe du Mayor’s Hill Park de l’anonymat. Annie Smith-St. George, une aînée algonquine, fut approchée afin de nommer la statue lors d’une cérémonie. Gichi Zibi Omaami Winini Anishinaabe, un nom traditionnel algonquin, fut alors choisi. Le groupe est en discussion avec la Commission de la capitale nationale afin qu’une nouvelle plaque vienne enfin apporter une identité plus honorable à cette statue. Espérons que leur requête soit acceptée et que cela ouvre la voie à des changements concrets dans la représentation des Premières Nations dans l’espace public. L’Iroquois du Monument à Maisonneuve n’en mériterait pas moins.

 

Aseman Sabet est doctorante en histoire de l’art à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la fonction du toucher dans l’esthétique philosophique et la critique d’art de la seconde moitié du 18e siècle. Elle travaille également dans un groupe de recherche qui cible l’histoire de l’art autochtone contemporain au Québec (Université de Montréal). Parallèlement à ses projets académiques, elle est commissaire de la manifestation annuelle d’art public Aires Libres (Montréal) et collabore régulièrement avec différentes publications spécialisées.

 


  1. Notons que le mouvement Idle No More possède sa branche québécoise, laquelle a été mise sur pied par Mélissa Mollen Dupuis et Widia Larivière à la fin du mois de décembre 2012.
  2. Cet appel suit de près la décision du Parti Québécois d’instaurer dès 2014 un cours obligatoire sur l’histoire nationale du Québec contemporain au collégial et, parallèlement, de lancer une consultation en vue d’une réforme des programmes d’enseignement de l’histoire du Québec contemporain au primaire et au secondaire.
  3. Jeff Thomas. « Intersection », Jeff Thomas : A Study of Indian-ness, catalogue d’exposition, Toronto, Gallery 44, 6 mai au 5 juin 2004, p. 44.
  4. Richard William Hill. « Jeff Thomas : Working Histories », Jeff Thomas : A Study of Indian-ness, catalogue d’exposition, op. cit., p. 11.
  5. Jeff Thomas. Artist Greg Hill in his cereal box canoe, 2000.