Pamela Mackenzie
N° 110 – printemps-été 2015

La déroute du plastique. Les icônes éphémères de Montalti

Le plastique est un maillon important dans un réseau tissé d’intérêts culturels, économiques, environnementaux et politiques. Il joue plusieurs rôles : serviteur, aidant, soutien médical, aide-cuisinier, ouvrier industriel. C’est un matériau omniprésent envers lequel la culture anglo-américaine éprouve toutefois – et c’est le moins qu’on puisse dire – un sentiment d’ambivalence. L’hostilité à l’égard du plastique semble découler, pour une bonne part, de son implication dans la perturbation et l’invasion de l’environnement naturel. S’il est une chose qu’on puisse dire du plastique, c’est qu’il n’est pas naturel, en tout cas si l’on se fie à l’opinion populaire 1. En fait, le plastique est pratiquement synonyme du mot « artificiel », comme le démontre l’usage courant et désobligeant qu’on fait du terme pour décrire quelqu’un de faux ou de trop porté sur le matérialisme. Les composés plastiques prolifèrent indécemment et surgissent dans des lieux de plus en plus embarrassants, et cette présence dérangeante suscite une grande animosité chez ceux et celles qui souhaitent préserver l’état des choses actuel 2. Dans l’idéologie écologique dominante qui se porte à la défense du naturel, l’ennemi culturel commun est ce nouvel adversaire artificiel. Toutefois, si l’on aborde leur caractère naturel et artificiel de manière critique, la distinction entre ces catégories passe de l’évidence à l’incertitude. En effet, plusieurs contradictions et suppositions sous-tendent notre façon de répartir les matières dans l’un ou l’autre de ces groupes.

Maurizio Montalti, artiste néerlandais contemporain, joue ouvertement avec ces catégories et met en lumière les grands défis à relever pour bien les identifier. Plus précisément, son oeuvre intitulée Continuous Bodies: The Ephemeral Icon, réalisée en 2010 dans le cadre d’un projet de recherche en maîtrise, propose une installation sculpturale riche et matériellement dense dont le centre d’intérêt est le plastique. Usant de stratégies bioartistiques, Montalti allie à sa recherche en laboratoire les modes de présentation utilisés dans les espaces d’exposition institutionnels 3. Des objets en plastique iconiques sont nourris d’un champignon singulier, le Phanerochaete chrysosporium, qui les décompose lentement pour n’en laisser qu’un possible engrais. Le présent essai misera sur le potentiel critique de l’installation de 2010 de Montalti, en particulier sur la manière dont l’utilisation et la dissolution du plastique déstabilisent les structures conceptuelles discursives qui entourent la distinction entre naturel et artificiel. En refusant de confirmer la séparation établie entre ce qui est fabriqué par l’humain et ce qui est naturel, cette oeuvre met à mal la conception de la place fondamentalement privilégiée de l’humanité dans le monde.

Toile de fond conceptuelle : le plastique et l’artificiel

D’une grande importance historique, le concept du naturel joue un rôle crucial dans les attitudes et les comportements actuellement promus au sein de la communauté planétaire sensibilisée aux problèmes écologiques. Cependant, au-delà d’une certaine intuition de base selon laquelle la nature existe et qu’elle est identifiable, il est difficile d’en établir clairement le référent exact. Telle qu’évoquée par les groupes environnementaux, surtout parmi ceux qui pratiquent un type d’écologie profonde, l’identification la plus facile de la nature semble englober tout ce qui n’est pas d’origine humaine 4. La nature définie comme étant le non humain est un thème courant, même dans l’histoire des sciences. Comme l’avance Gregor Schiemann, spécialiste de la philosophie des sciences, dans un essai intitulé « Contexts of Nature according to Aristotle and Descartes », deux des philosophies sur la nature qui dominent en Occident sont nettement caractérisées par une définition négative par rapport à ce qu’on identifie plus étroitement à l’activité humaine. Pour Aristote, la tekhnè (technologie, art), soit les outils et les technologies avec lesquels l’humain exerce sa maîtrise sur le monde, est un objet d’étude distinct de la physis (la nature). Quant à Descartes, il favorise une conception de la nature plus traditionnellement dualiste, qui relègue l’entièreté du monde matériel aux confins d’une « nature » mécanique, limites que le sujet pensant arrive à transcender grâce à la rationalité conçue comme siège du savoir. Dans chaque cas, la nature est « caractérisée par une opposition au non-naturel : Aristote divise nature et technologie; Descartes oppose nature et pensée 5 ».

Cette relation négative du naturel avec une catégorie non-naturelle plus clairement et positivement définie est typique. La nature est généralement articulée dans une relation binaire à un terme opposé. Notamment, l’identification de l’activité humaine à la pensée ou à la rationalité mène à la division grandement contestée entre nature et culture, qui est communément abordée par les théoriciens de l’acteur réseau. La distinction nature/culture n’est pas entièrement différente de la structure naturel/non-naturel ou nature/technologie; elle aussi repose sur un système dichotomique d’inclusion et d’exclusion, qui voit « l’humain » d’un côté de l’équation. La nature est la toile de fond impénétrable contre laquelle se développe l’image de l’humain 6. Étant donné les paramètres déjà mentionnés, il n’est pas étonnant que le plastique soit entièrement associé au non-naturel. C’est un produit réel de l’activité humaine, un véhicule premier pour l’expression et le design culturels contemporains, qui est généralement considéré comme étant inassimilable dans les réseaux écologiques établis aujourd’hui.

À l’heure actuelle, le plastique souffre d’un sentiment de perte en importance et en valeur en partie à cause de son statut secondaire de matériau dérivé. Une enquête sur les motifs de cette attitude spontanée envers le plastique mènerait probablement au milieu du 20e siècle. Le plastique a été grandement popularisé dans le contexte culturel qui a suivi la Première Guerre mondiale, alors que les médias américains faisaient l’éloge du progrès et de l’amélioration de la vie au quotidien. Cela a eu pour effet d’encourager une attitude désinvolte envers les objets ménagers qu’on pouvait briser ou jeter puis remplacer à bas prix (probablement par un meilleur modèle). De plus, c’est autour de ce moment que le plastique a été placé sous la catégorie de « l’artificialité ». Cette étiquette signifie que, là où le monde naturel conserve un aspect opaque et mystique, la production humaine va à l’encontre du monde naturel et empiète sur lui. L’identification du plastique comme étant « synthétique » en fait un produit de l’intervention humaine et, comme tel, il semble ouvrir un troisième espace, n’étant ni complètement humain ni entièrement naturel. Dans le système par niveaux que supposent nos ontologies taxonomiques, le plastique n’est ni un objet humain privilégié ni un élément de l’ordre naturel sacré. Le plastique est le fond du baril ou, fort probablement, le plastique EST le baril : pratique, jetable et oubliable.

Paradigmes stimulants : les icônes éphémères de Montalti

La recherche et les expérimentations de Montalti permettent de réévaluer la catégorisation du plastique comme étant séparé de la nature et, également, de questionner l’idée du non-naturel dans son ensemble. Les oeuvres sculpturales de Continuous Bodies: The Ephemeral Icon viennent complexifier l’idée que le plastique serait une menace éternelle s’imposant à l’ordre naturel depuis l’extérieur. Cette série réunit divers objets usinés en voie d’être lentement décomposés par un champignon 7. Les items choisis ont des formes si courantes – cuillère en plastique blanc, chaise monobloc – qu’elles deviennent des icônes de la culture de consommation de la fin du 20e siècle. L’exposition présente ces articles dans différents états de pourriture, y compris celui de détritus une fois que le champignon a accompli son oeuvre. Ces restes organiques ne sont rien d’autre que de la matière décomposée; riches en substances nutritives, ils peuvent donc être utilisés comme fertilisants pour bonifier une nouvelle vie 8. Ici, on voit le plastique « immortel » perdre sa forme et sa couleur, fondre dans son interaction avec des entités organiques. Le champignon employé par l’artiste est déjà présent dans l’environnement et, bien qu’il soit utilisé dans ce cas-ci pour son potentiel destructeur et appliqué à des conditions relativement stériles, il révèle activement l’instabilité fondamentale des polymères du plastique.

Cette oeuvre aborde, de manière productive, des questions relatives au statut ontologique de différentes entités vivantes et non vivantes, et elle démontre la relation étroite à la pourriture qui est commune aux produits soi-disant immutables qui sont issus du labeur humain et qui composent les réseaux écologiques non humains. Elle nous propose des solutions créatives à un enjeu écologique légitime en présentant un champignon pouvant nous soulager de la grande présence du plastique dans notre environnement. Pareillement, elle combat la taxinomie traditionnellement hiérarchique de la vie, de la matière organique et du non-vivant. En nous confrontant directement à la destruction de nos créations iconiques, apparemment non biodégradables, les sculptures de Montalti s’attaquent à notre immortalité. Elles nous rappellent, d’un point de vue géologique, combien est absurde l’idée que les êtres humains et leurs dérivés soient davantage qu’une strate de sédiments intéressante. Dans la dynamique sans cesse mouvante de l’écosystème planétaire, les composés plastiques ne sont qu’une fibre résistante dont viendront finalement à bout les micro-organismes appropriés.

Bien qu’on ne saurait prétendre que le plastique soit bon pour les écosystèmes planétaires, on peut toutefois interroger certaines des hypothèses sur lesquelles nous nous appuyons pour le catégoriser. Il y a lieu de poser un nouveau regard sur le plastique, tel qu’on le comprend actuellement, pour privilégier un récit plus nuancé et riche. Comme le démontre le travail de Montalti, il est possible de considérer la production humaine en continuité avec l’environnement. Dans la foulée des notions introduites par les études sur le post-humain et le non-humain, on devrait voir les humains en soi comme faisant partie de systèmes de valeurs et de significations qui ne leur accordent pas toujours les premiers rôles 9. Isoler un lieu ou un système précis d’interactions matérielles comme site d’une forme de production ontologiquement distincte risque d’entraîner comme conséquence la création d’une hiérarchie pouvant dévaluer et négliger certains réseaux, matériaux et individus. Certains endroits se rapprochant de notre idéal de la nature – parcs pittoresques, forêts luxuriantes – seraient préservés, mais d’autres – marais, plaines, déserts – seraient oubliés 10.

En continuant à isoler certains matériaux parce qu’ils sont des produits humains, on ouvre inutilement une brèche ontologique entre ce qui est considéré comme naturel et ce qui est tout simplement autre ou dérivé. Cette distinction radicale masque l’impact de la production industrielle et fait fi des nouveaux écosystèmes qui émergent constamment dans et par le « non-naturel ». L’insistance étrange et continue sur la vision de l’activité humaine, y compris son bourbier matériel, comme étant empreintes d’une sorte de statut métaphysique transcendant, distinct des structures rationnelles qui gouvernent le domaine « terrestre », ne rend pas justice à la variété possible des assemblages de composés chimiques. Des artistes comme Montalti, qui remettent en question ces façons de voir, peuvent créer des récits stimulants et jamais racontés qui recontextualisent les perceptions culturelles dominantes de manière conviviale et peut-être plus honnête.

Traduit par Colette Tougas

 

Pamela Mackenzie est en 2e année de maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia. Ses sujets de recherche portent, entre autres, sur les constructions historiques et contemporaines du concept de naturel, sur la relation entre l’art, les schémas et les systèmes épistémologiques, et sur les philosophies vitalistes contemporaines. Pour son projet de mémoire, elle s’intéresse à des oeuvres d’art dans lesquelles le sujet, soit le plastique, met à mal la distinction entre naturel et artificiel.

 


  1. Les premières réactions du plastique n’ont toutefois pas établi d’emblée son statut comme matériau non-naturel. Voir Jeffrey L. Meikle, American Plastic: A Cultural History, Rutgers University Press, 1996 : « les directeurs de Fortune semblaient hésiter quant à la façon de présenter ces nouveaux matériaux, à savoir s’ils devaient faire du plastique une extension des matériaux naturels ou une perturbation enivrante de l’ordre naturel », p. 64. [Notre traduction.]
  2. « Plastic chemical found in nearly 500 foods sold in US », RT.com, 28 février 2014. http://rt.com/usa/azodicarbonamide-ada-chemical-foods-263/. Consulté le 7 avril 2014.
  3. Pour en savoir davantage sur le bio-art, voir Eduardo Kac, dir., Signs of Life: Bio Art and Beyond, Cambridge, Londres, The MIT Press, 2007.
  4. Stephen Vogel, « Environmental Philosophy after the End of Nature », Environmental Ethics, vol. 24, no 1, 2002, p. 23-39. « La nature est ce qui est identique à ce qui n’est pas nous », p. 24. [Notre traduction.]
  5. Gregor Schiemann, « Contexts of Nature according to Aristotle and Descartes », Logic and Philosophy of the Sciences, no 5, 2007, p. 66.
  6. Une exception intéressante à cette généralisation consiste à associer la nature à l’essence ou à la régularité, à la voir comme étant intrinsèquement harmonieuse et stable. Dans ce cas, le non-naturel est ce qui est aberrant, dérangeant ou irrégulier. Cela pose en soi un ensemble d’enjeux et d’associations problématiques, et souligne à nouveau l’ambiguïté du terme « naturel ».
  7. Maurizio Montalti, « Continuous Bodies: The Ephemeral Icon », site Web de l’artiste. http://www.corpuscoli.com/projects/the-ephemeral-icon/. Consulté en septembre 2014.
  8. Ibid.
  9. Rosi Braidotti, The Posthuman, Cambridge, R.-U., Polity Press, 2013, p. 3, ainsi que l’anthologie sur le non-humain, parue en février 2015, de Richard Grusin, dir., The Nonhuman Turn, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015.
  10. William Cronon, « The Trouble with Wilderness: Or, Getting Back to the Wrong Nature », Environmental History, vol. 1, no 1, janvier 1996, p. 7-28. « Si notre définition de la vie sauvage est trop élevée, beaucoup trop d’autres endroits sur terre deviennent moins que naturels et beaucoup trop de gens deviennent moins qu’humains. » p. 20. [Notre traduction.]