Marie-Hélène Leblanc
N° 108 – automne 2014

L’homme et la machine dans la sculpture comme dans la guerre

Prologue

L’histoire de chaque forme artistique comporte des époques critiques, où elle tend à produire des effets qui ne pourront être obtenus sans effort qu’après modification du niveau technique, c’est-à-dire par une nouvelle forme artistique. C’est pourquoi les extravagances et les outrances qui se manifestent surtout aux époques de prétendue décadence naissent en réalité de ce qui constitue au coeur de l’art le centre des forces historiques le plus riche.
— Walter Benjamin (1939) 1

Si la sculpture est née du façonnage de la pierre, elle s’est depuis révélée à travers plusieurs matières, qu’elles soient dures ou molles, rigides ou flexibles, avec des techniques toujours renouvelées. C’est dans l’apparente porosité des spécificités de la sculpture que la considérer autrement dans son actualité mène, ici, à une réflexion sur l’intervention de l’homme sur la matière, dans un contexte sociopolitique conflictuel. Dans l’appropriation contemporaine des concepts de catastrophe et de conflit armé par la sculpture, Ben Jackel, Clint Neufeld et Charles Krafft rendent la part fragile à des objets empreints de robustesse et de masculinité. Les sculptures de ces trois artistes, marquées par les notions de machines, de catastrophes et de guerres, sont à la fois moteurs, gicleurs, tanks ou fusils tels des objets esthétisés, dépouillés de leur utilité première.

Pour Ben Jackel, l’utilisation du grès dans la construction de dispositifs de catastrophe et de guerre mène à la production d’objets chargés politiquement et déchargés technologiquement ; pour Clint Neufeld, ex-militaire, la transformation de moteurs en pièces délicates de céramique permet de revisiter le concept de masculinité, alors que pour Charles Krafft, la production, entre autres, d’un arsenal d’armes en céramiques peintes dans la tradition des faïences de Delft, suite à un voyage en Bosnie Herzégovine alors ravagée par la guerre, entraîne un chevauchement entre savoir-faire et destruction.

Re-peser la sculpture

Revenons à la pierre ; alors que sculpter signifie d’abord graver, tailler dans la matière dure, le renversement de cette technique trouverait ses prémisses dans le grès, l’argile, la porcelaine, la céramique et la poterie, où la matière dure s’effrite d’abord en poudre pour ensuite, dans un mélange avec l’eau, prendre forme par l’intervention de l’homme et redevenir solide par la cuisson. La dernière étape de ce procédé vient sceller non seulement les matériaux poreux, mais tout autant apposer une couche de sens, précisant le propos de la sculpture dans la recontextualisation de l’objet reproduit. Ainsi, Ben Jackel ajoute de la cire d’abeille à l’argile pour produire un effet métallique sur ses répliques d’appareils hydrauliques – prenant la forme d’équipement de lutte contre les incendies – et sur un tank miniaturisé. Clint Neufeld, pour sa part, enduit de peinture et ornemente de fleurs ses moteurs pour ensuite les disposer sur différents types de fauteuils ou de tables. Les porcelaines de Charles Krafft sont, quant à elles, méticuleusement peintes et décorées avec vitrage ou décalcomanies de transfert en céramique avant une cuisson finale. L’ensemble de ces techniques et procédés ne fait pas qu’ajouter de la pesanteur à ce qui était originalement de la poudre, mais participe activement, par la permutation du sens induit par l’objet lui-même, à la reformulation de la sculpture, dans un processus d’appropriation et de transformation de la matière et de la valeur significative des oeuvres.

Re-produire la sculpture

Là où la sculpture est revisitée, ce n’est pas tant dans l’utilisation à contresens de la pierre, mais bien dans le choix de l’objet à fabriquer. L’industrialisation nord-américaine de la fin du 19e siècle – concordant avec la révolution militaire qui marque considérablement la technique des armements et la vitesse des projectiles – permettra la réalisation de moteurs et d’armes, la fabrication en série d’objets fonctionnels manufacturés et la fabrication de la guerre moderne. Lorsque l’artiste choisit de fabriquer ce même type d’objet dans son atelier plutôt que dans la chaîne de production d’une usine en employant un procédé de fabrication contreproductif, il participe à troubler la fonction de l’objet utilitaire. Telle une oeuvre unique, l’objet reproduit dans sa singularité une fraction de ce qu’il était initialement, mais devient en quelque sorte une critique sociale ou politique de l’artiste dans le traitement esthétisant qui modifie le mode d’opération de l’objet. La mécanique de celui-ci se déploie autant dans le savoir-faire de l’artiste, côtoyant de près les métiers d’arts, que dans la structure du commentaire sur la fragilité de l’homme relativement aux machines et aux guerres. L’ingénierie humaine qui laisse sa trace à la fois dans la fabrication des objets et dans la fabrication des conflits armés est complètement réinvestie dans les moteurs de Neufeld, dans les armes de Krafft que dans le tank miniaturisé de Jackel.

Re-constituer la sculpture

C’est par un mode de fabrication contreproductif, où l’objet est inutilisable, que la sculpture vient témoigner de l’ingénierie humaine altérée – ou plutôt de l’esthétisation de cette ingénierie par la superposition du savoir-faire à la matière et au commentaire social. Les moteurs et les engins de guerre sculptés et mis en espace dans un musée attestent d’une reconstitution matérielle de l’inutilité, de la contreproductivité fonctionnelle et d’une présence physique dans un contexte inapproprié. L’ensemble de ces constituantes, une fois réunies, porte habilement le propos de l’artiste qui s’investit dans une reconstitution sculpturale où l’objet, plutôt que d’être utilisé, sera observé. Le sens de l’oeuvre émerge précisément de son inutilité. Le moteur de Clint Neufeld posé sur un canapé Récamier et ornementé de fleurs fera figure de travestissement de la masculinité, dans la propension de l’homme à créer, à manipuler et à jouir de l’ensemble des composantes et des fonctionnalités du moteur. Le tank de Ben Jackel, par son allure de modèle réduit et sa physicalité, aux frontières entre destruction et construction, projettera la guerre comme un jeu d’enfant. Le AK47 de Charles Krafft, issu d’un arsenal destructeur de Delft, témoignera de la fragilité de la guerre, dans ce qu’elle a de plus violent, mais aussi de plus attirant.

Cette façon de façonner l’objet brut, voire brutal, l’objet de fantasme et l’objet de violence en magnifiant son inutilité est une façon parmi tant d’autres de re-penser la sculpture, du moins dans une visée critique de la masculinité et de la violence.

Épilogue

Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre d’Éthiopie, nous lisons en effet : « Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique. […] Aussi sommes-nous amenés à constater […] que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusil, les canonnades, les arrêts du tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d’autres encore […]. Poètes et artistes du Futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture ! »
– Walter Benjamin (1939) 2

 

Marie-Hélène Leblanc est artiste, auteur et commissaire. Parmi ses récents commissariats, on retrouve Objet Indirect Object, co-commissarié avec Steven Loft, présenté à DAÏMÕN, AXENÉO7, Artengine et SAW Vidéo (Ottawa); Striking a Pose_Prendre pose exposé au Musée régional de Rimouski (Rimouski), Latitude 53 (Edmonton) et Paved Arts (Saskatoon); La résistance – Espace blanc 5 – organisé par le centre d’artistes Caravansérail (Rimouski) et Preparation | Reparation, une projection vidéo d’oeuvres d’Emanuel Licha et Harun Farocki (Gatineau). Marie Hélène Leblanc publie aussi des textes et produit des livres d’artistes. Elle poursuit ses recherches sur le postconflit en art contemporain au Doctorat en Études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal.

 


  1. Benjamin W. L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version) in Œuvres III. Paris, éditions Gallimard, 1939, p. 307.
  2. Benjamin W. L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version) in Œuvres III. Paris, éditions Gallimard, 1939, p. 314-315. [NDT. : Selon les éditeurs des Gesammelte Schriften, Benjamin aurait cité ce texte, dont l’original italien n’a pas été retrouvé, d’après la traduction donnée par un journal français.]