Isabelle Hermann
N° 110 – printemps-été 2015

Nicolás Uriburu : Greenpeace à la rescousse !

La collaboration entre Nicolás Uriburu, artiste argentin actif depuis 1960 dans le domaine de l’art écologique, et Greenpeace, organisation non gouvernementale créée en 1971, fait figure d’exception. En effet, l’ONG est peu encline à s’impliquer dans la sphère artistique, elle aurait d’ailleurs décliné la proposition de Joseph Beuys au début des années 1980. Elle a pourtant donné suite à l’appel d’Uriburu, une décennie plus tard, et a instauré un partenariat qui, encore aujourd’hui, s’avère exceptionnel.

Entre 1998 et 2010, l’artiste et les activistes de Greenpeace collaboreront à quatre reprises dans l’espace public afin de tenir tribune au sujet de scandales environnementaux. Ces actions conjointes sont mises en oeuvre par l’artiste qui ne se sent pas suffisamment soutenu par les institutions culturelles et institutionnelles. Ainsi, ressentant la lassitude et l’isolement d’un « Superman qui revêt [sa] cape dès qu’un problème écologique se présente 1 », c’est Uriburu qui appelle Greenpeace à la rescousse.

En 1998, l’artiste et les activistes s’opposent de concert à l’installation d’un gazoduc transandin dont le trajet aurait coupé en deux l’habitat naturel des Yaguaretés, une espèce de jaguar en voie de disparition. Uriburu et Greenpeace passent outre le défaut d’autorisation du directeur du Musée National des Beaux Arts de Buenos Aires, où Uriburu expose, et escaladent clandestinement – une méthode « typique de Greenpeace », remarque l’Argentin – la façade néoclassique du musée pour y dérouler un rideau de très grand format (10 x 15m) conçu par l’artiste. Le panneau est peint d’un animal stylisé, symboliquement coupé en deux par une banderole verticale rouge portant le mot GASODUCTO en lettres capitales. Proyecto Yaguareté constitue alors la première action menée conjointement avec Greenpeace.

Basta de contaminar (1999) et Utopia del Bicenetenario – 200 años de contaminatión 1810-2010 (2010) ont pris place sur le Riachuelo, une rivière classée parmi les dix sites les plus pollués du monde, qui sépare Buenos Aires de sa banlieue sud et charrie des métaux lourds toxiques. Les actions suivent toujours le même protocole de bannière peinte (ici, ce sont des squelettes de poissons et des têtes de mort sur fond noir qui ont été représentés), lancée depuis un pont. Pour la seconde intervention, embarqués dans un Zodiac, l’artiste et les activistes dénoncent la pollution des eaux de la rivière par déversements des usines chimiques avoisinantes en colorant les eaux en vert, l’ONG s’appropriant le geste emblématique que l’artiste argentin exécute à partir de la fin des années 1960 2. L’Argentin fait le choix de la fluorescéine, une poudre chimique rouge notamment utilisée en ophtalmologie et en hydrogéologie pour repérer le tracé de cours d’eau souterrains, produit dont il a préalablement vérifié l’innocuité. Au contact de l’eau, la poudre forme un précipité vert acide.

Inédite, la collaboration entre Uriburu et Greenpeace peut se justifier par un solide socle commun d’actions directes et une prise de conscience précoce de l’importance de l’impact visuel de leurs performances pour toucher le public. Si l’artiste, depuis 1968, adopte la posture d’un activiste, Greenpeace innove en soignant l’esthétisme de ses actions. Elles lui assurent une couverture médiatique inédite dans le domaine de la « green guerilla » et une renommée internationale dès sa première action en 1971. Ainsi que l’analyse Steven Durland, « sa force, et l’élément qui la différentie d’autres organisations environnementales, est l’impact de ses actions visuelles et théâtrales […] 3

Un solide socle commun d’actions directes

La performance colorante inaugurale de Nicolás Uriburu se déroule en marge de la Biennale de Venise, en 1968, sans autorisation et en dehors de tout cadre institutionnel. Dans le contexte chahuté de 1968 — la présence policière est marquée —, embarqué sur le Grand Canal, l’artiste verse de la fluorescéine dans le grand canal, une poudre rouge qui, au contact de l’eau prend une couleur vert acide : « ma première coloration, à Venise, en 1968, était totalement clandestine. Ça a été la plus difficile. Elle m’a rendue célèbre – les gens m’appelaient le commandatore ! »

Cette première coloration assoit immédiatement la notoriété d’Uriburu, car la stratégie qu’il met au point, destinée à lui assurer la plus grande visibilité, est particulièrement efficace. Un site à grande valeur patrimoniale (le Grand Canal de Venise), une action dissidente en marge d’une manifestation d’art contemporain à l’exposition mondiale (la Grande Biennale) et une intervention immédiate des forces de l’ordre assurent une médiatisation locale et internationale de l’événement, d’autant plus que la coloration est techniquement réussie. Pierre Restany, témoin de l’opération, confirme ce succès : « pendant huit heures, le temps de la marée montante, Venise s’est vue peinte et fluorescente de la tête aux pieds, sur les 3 kms d’extension du Canal Grande. Les passagers des vaporetti ou des gondoles ont voyagé dans le vert. Tout le monde en parle.4 » Les moyens artistiques, tournés vers l’impact visuel de la performance, sont ici en adéquation avec leur but – attirer l’attention des spectateurs – comme en témoignent les comptes-rendus de la presse de plusieurs pays – Italie, France, Belgique et Argentine. Le 21, la performance colorante de Nicolas Uriburu bénéficie d’un article dans Le Gazzetino 5, puis dans Le Figaro à Paris et Le Soir à Bruxelles. Georges Bataille fait paraître un article dans Les Lettres françaises – il y mentionne « un hommage à Venise 6. » Le 3 juillet encore, La Gente, en Italie, rend grâce à Uriburu pour la réponse qu’il a faite aux policiers : « E stato un invito alla speranza (C’était une invitation à espérer) 7. » Enfin, La Gente d’Argentine évoque avec humour le « chiste verde 8. »

L’action de protestation qui a conduit à la fondation de Greenpeace se déroule, en 1971, à Vancouver. Alors qu’un groupe d’activistes proteste sans succès contre des tests nucléaires sur l’île Amchitka, au large de l’Alaska, il a l’idée d’impliquer le Phillys Cormack, un bateau détérioré, sur le lieu des tests. Il lui assure une visibilité inédite. Certes, son intervention tourne court – les activistes s’étant fait arrêter par les garde-côtes américains –, mais les journaux rendent compte de son action. Des centaines de soutiens affluent. Un deuxième bateau est appareillé. Et comme résultat de cette médiatisation, les États-Unis annoncent la fin des tests.

Ces deux performances artistique et activiste de protestation présentent des caractéristiques communes ; elles sont réalisées dans l’espace public, sans autorisation, et exposent leurs acteurs à des sanctions punitives, signe, selon Steeve Loper 9, directeur des opérations de Greenpeace US, de leur pertinence . De la même manière, Nicolás Uriburu s’est fait arrêter plusieurs fois. À Venise, Uriburu sera notamment interrogé au sujet de la dangerosité du produit utilisé. Les autorités ordonnent des « analyses du colorant, effectuées le 22 juin 1968 10. » Uriburu est libéré, « après vérification de (son) (…) innocuité 11. »

Ces actions directes sont construites selon des protocoles similaires et font appel à des signes plastiques facilement identifiables. Leurs auteurs se déplacent, par exemple, à l’aide d’embarcations légères. Elles ont permis à Greenpeace d’obtenir rapidement une certaine notoriété, leur profil d’action est déjà soigneusement au point à partir de 1971. Et c’est également depuis des embarcations qu’agit Uriburu, car elles assurent la maniabilité et l’agilité nécessaires à la répartition de la fluorescéine dans l’eau. Elles occupent le premier plan de ses photographies d’archives.

Selon une même stratégie, Greenpeace met au point un vocabulaire de banderoles, d’escalades spectaculaires sur des lieux emblématiques – les mêmes que ceux choisis par Uriburu pour ses actions colorantes. Ces signes participent au succès de leurs interventions – « Greenpeace croit que l’image est plus importante que tout. […] Nous proposons une nouvelle manière de faire qui aboutit habituellement à la une des journaux. […] Si nous ne nous contentions que de recherche et de lobbying avec un rapport, nous nous retrouverions à la page 50 du journal 12. » Les hommes de Greenpeace se sont construit une image remarquable –celle de guérilleros, par exemple, visibles sur les photographies des activistes de Greenpeace, couverts de boue à l’occasion d’une action menée dans les mines de zinc de Portman Bay en 1986. Elles font écho à l’intervention d’Uriburu – il apparaît, le visage rougi par la fluorescéine, à l’occasion de la coloration du Riachualo, Utopia del Bicenetenario – 200 años de contaminatión 1810-2010 menée avec le groupuscule en 2010. Et comme les activistes de Greenpeace, Uriburu adopte, dès avril 1981, une combinaison intégrale de travail, verte.

D’autres points de contact peuvent être relevés entre la posture de l’artiste et celle des activistes de Greenpeace – ils sont toujours destinés à toucher et à réveiller l’opinion publique au sujet de l’écologie. Ainsi, l’artiste publie-t-il des lettres ouvertes dans la rubrique « courrier des lecteurs » du quotidien porteños La Nación (1971 et 1980) et un manifeste en édition limitée, dans lequel on peut y lire : « avec mon art, je dénonce l’antagonisme entre la Nature et la Civilisation, entre l’Homme et la Civilisation, entre Moi et la Civilisation…13 ». À la douzième Biennale de Venise, il distribue des tracts dans l’espace public comme Clean Air for Ever (1968-1988) et met au point un slogan fort (Greenpower !). Les titres de ses tableaux relèvent aussi de la stratégie du choc : dans La Révolte de la série verte Antagonisme entre Nature et Civilisation (1973), un poing vert dressé vers le ciel est agencé en diptyque puis en polyptyque afin d’intensifier l’impact du signe de défi.

Entre performance artistique et action directe, des frontières poreuses ?

Si l’on comprend bien l’apport de Greenpeace aux actions d’Uriburu – le soutien d’une équipe de jeunes grimpeurs et de sportifs de haut niveau, des moyens d’interventions spectaculaires et plastiques qui plaisent à l’artiste, un impact médiatique et des moyens financiers démultipliés –, on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé l’ONG à répondre à l’appel d’Uriburu en 1998, car en 1987, la question d’un point de contact avec un artiste ne semblait pas primordiale à l’organisation centrale de Greenpeace 14. Comment l’artiste est-il considéré par le groupuscule ? Fait-il office de faire-valoir ou de caution ?

Le site Internet de l’association rend compte de l’action conjointe de coloration de 2010 en des termes révélateurs de sa posture à l’égard de l’artiste: « Garcia Uriburu, aidé par un groupe d’activistes et par les zodiacs de Greenpeace, versèrent dans les eaux du Riachuelo une substance absolument inoffensive qui se dissout et disparaît sans produire aucun impact, sous les yeux des voisins et des touristes qui s’approchèrent, ce matin-là, pour contempler l’intervention artistique.15 » Greenpeace se pose donc en simple soutien humain et logistique à l’artiste; elle met en valeur sa performance et son public – des voisins et des touristes. La stratégie associative augmente-t-elle l’impact des interventions de Greenpeace ? Le compte-rendu du site de l’organisation permet encore d’avancer des éléments de réponse à cette question. Après le court compte-rendu de la performance artistique, il intègre l’action dans un long développement dédié au contexte légal très précis de l’action conjointe : Greenpeace réclame que les institutions argentines respectent la décision de la Cour Suprême de Justice d’assainir le bassin coloré en vert.

Il semble donc que la relation Uriburu-Greenpeace se joue sur le mode – assez fructueux – donnant-donnant. Puisque l’ONG recherche de l’impact visuel, le personnage d’« homme-vert » d’Uriburu, révolté et pratiquant l’action directe, a tout pour la séduire (bien plus que le personnage du chaman développé par Joseph Beuys). L’ONG se met au service des gestes plastiques de l’Argentin qui lui en a fait la demande tout en intégrant précisément son intervention, dans le droit fil de sa vocation activiste, dans le contexte d’une condamnation de l’Argentine à assainir ses eaux polluées.

Comme les performances d’Uriburu, celles de Greenpeace, même si elles « ne s’inscrivent pas dans le circuit artistique », sont « très créatives. Ils font de très belles performances », admet-il. L’artiste, restant fondamentalement attaché aux effets plastiques des tombées de rideaux, refuse, par exemple, quelques propositions de collaboration de l’ONG conduites dans l’urgence, car il a « besoin de temps pour préparer les choses ». Activistes et artiste semblent avoir mis au point un mode de coopération synergétique qui les satisfait tous les deux. Ils ont répondu à l’appel au monde de l’art lancé par Steven Durland, en 1987, dans le but d’« élargir leurs définitions étroites afin d’inclure des activités aux fonctions plus ancrées dans les traditions et les valeurs, créant des images plus prégnantes dans la vie des gens 16. » Toutefois, sur un plan purement visuel, on peut s’interroger sur l’impact de la répétition de gestes plastiques posés, il y a plus de quarante ans, et réédités comme une « recette » peut-être trop systématiquement par l’artiste argentin et Greenpeace.

 

Isabelle Hermann mène des recherches dirigées par le Professeur Philippe Dagen à Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans le cadre d’une thèse de doctorat dédiée à l’émergence internationale, dans les pratiques artistiques des années 60 aux années 80, d’une nouvelle acceptation de la Nature. Elle a notamment organisé une journée d’étude à l’INHA (Paris) intitulée Green Power ! L’art écologique a-t-il un impact social mesurable ?

 


  1. Les propos de Nicolás Uriburu sont repris d’un entretien entre l’artiste et l’auteure, qui eut lieu à Buenos Aires les 8 et 9 octobre 2014.
  2. Geste qu’Olafur Eliasson met aussi en oeuvre, à la fin des années 1990, dans différentes grandes villes.
  3. Steven Durland, « Witness The Guerilla Theater of Greenpeace », High Performance, n° 40, 1987, p. 33.
  4. Pierre Restany, Uriburu : Utopie du Sud, Milan, Electa, 2001, p. 62.
  5. « Pittore argentino ritocca il verde di tutti i banali … per una Biannale piu tranquila. »
  6. Pierre Restany, op. cit., p. 62.
  7. Ibid., p. 62.
  8. Ibid., p. 62.
  9. « Ces dernières années, plusieurs des actions de Greenpeace ont donné lieu à des sanctions, et je pense que c’est un signe que nous sommes plus efficaces, et ce, malgré les peines d’emprisonnement et le naufrage du Rainbow Warrior. Nous avons un impact réel lorsque nous importunons les gens », Steven Durland, op. cit., p. 34.
  10. Jacques Damase, Uriburu coloration 1968-1978, J. Damase, Paris, 1978, p. 16.
  11. Pierre Restany, op. cit., 2001, p. 62.
  12. Steeve Loper dans Steven Durland, op. cit..
  13. Portfolio (Manifeste), 1973, Les Ateliers Laage, Editeurs, Ramatuelle, France. 1er prix de la biennale d’art graphique, Tokyo, Japon. 6 sérigraphies, 75 cm x 55 cm chacune. Archives de la Fondation Nicolás G. Uriburu.
  14. « it certainly isn’t a problem Greenpeace is worrying about » dans Steven Durland, op.cit., p. 32.
  15. Steven Durland, op. cit., p. 35.