Alain-Martin Richard

FIMAV 2023 | Installations sonores dans l’espace public

Parc longeant la piste cyclable, rue de la Gare et rue Notre-Dame
Bibliothèque municipale Charles-Édouard-Mailhot
Centre d’art Jacques-et-Michel-Auger (Carré 150)
15 au 21 mai 2023

Au fil des ans, le parc d’installations sonores du Festival international de musique actuelle de Victoriaville (FIMAV) a pris de l’expansion. Pour sa quatorzième année, le commissaire et artiste d’art audio Érick d’Orion a déposé dix créations dans un parcours, au centre-ville, qui part de la bibliothèque municipale Charles-Édouard-Mailhot et se termine au Carré 150, centre culturel. Réparties le long de la piste cyclable sur ce qu’il nomme « une ligne de désir », tracé naturel que les piétons façonnent en ignorant les sentiers balisés, ces constructions acoustiques constituent un puissant attracteur pour le promeneur indisposé par le bruit de la ville. Le sentier sonore parvient à contrer l’impact de la circulation automobile sur la rue de Bigarré.

Manon Labrecque a installé son Toro (version 2023) dans la salle d’exposition de la bibliothèque. Au milieu de la pièce, une délicate tourelle technique, centre des opérations mécaniques, arbore un taureau installé au bout d’une tige entre un spot et deux lentilles. En activant le mécanisme, la lampe s’allume et un petit rotor vient percuter la tige, animant le taureau de soubresauts et de frétillements qui deviendront parfois frénétiques. Le claquement métallique se répercute en même temps dans quatre clochettes posées au sol pour occuper tout l’espace. Puis un acétate strié de rouge tourne autour de la bête comme un décor porteur d’histoires à construire : le taureau se trouve face à une cage, à un mur, à la cape du torero. Nous l’imaginons enfermé dans son destin, séquestré ou libre, galopant vers la mort. À travers cette œuvre cinétique et sonore, Labrecque suggère un petit film d’animation en exposant comme toujours ses stratégies. La lanterne magique avec son dispositif rotatif permet d’activer le bovidé pour le confronter à différents environnements, laissant au spectateur l’écriture de son scénario.

Dans le parc, le long de la piste cyclable, derrière la bibliothèque, s’enchainent cinq installations. Avec Afin d’éviter tous ces nœuds, Ludovic Boney (reprise 2023) nous invite à traverser un champ de tiges coiffées de bandes de plastique qui faseillent au vent. En empruntant le sentier, le visiteur est submergé dans cette marée qui n’est pas sans rappeler les phragmites qui envahissent nos lieux humides. Le plancher instable, avec ses couinements, aiguise notre conscience de la fragilité de l’environnement. C’est la seule installation analogique dont la trame sonore est produite par les aléas du temps ou par le poids des passants.

À deux enjambées, Les Cabines télésymphoniques d’Éric Quach et Jim Demos utilisent des téléphones à clavier qu’on trouvait encore récemment dans l’espace public ; objets mythiques que les deux artistes ont détournés de leur fonction initiale pour les farcir de sons numériques. Un téléphone évoque des cordes de guitare, l’autre des percussions. Deux visiteurs manipulant les touches peuvent communiquer entre eux en ajoutant leurs voix à ces compositions improvisées. De joyeux gadgets habillés d’une aura historique qui peuvent produire du noise actuel.

Pour Éons, trois objets — qu’on dirait façonnés à mains nues dans la terre glaise, trois masses informes encore à l’état brut — invitent au toucher. La caresse de la surface génère une trame acoustique. Les sons préenregistrés en pleine nature et synthétisés se développent lentement dans l’interaction des trois sculptures vers une rhapsodie sylvestre aux accents « nouvel âge ». Avec cette installation, Simone D’Ambrosio et Nélanne Racine nous donnent accès aux entrailles de la planète jusqu’aux puissances éternelles qui ont modelé notre monde. Les ères géologiques, que le travail des mains sur la terre glaise donne à entendre, surgissent dans l’air ambiant, soutenues par une musique sidérale.

De loin, ce qui apparait comme un bloc de boucher se transforme bientôt en un instrument de musique massif en bois dur. Des plaques circulaires de cuivre de différentes dimensions sont réparties sur sa surface, forçant irrésistiblement le contact. Au centre, une intrigante cuvette en argent contenant de l’eau. En mettant la paume sur les plaques, les sons activés sont relayés vers ce minuscule plan d’eau où les impulsions sonores se transmuent en ondes physiques, créant en surface d’étonnantes configurations géométriques. Les Résonnances induites de Stéphanie Castonguay (2023) s’avère une œuvre qui dévoile les multiples aspects de la matière. Le toucher déclenche des phonèmes audibles qui deviennent des images instables se modulant à l’avenant. C’est l’exacte substance du son.

L’installation Stéreostrobe d’Alexis Bellavance se veut une expérience immersive où le corps plonge dans une rave nocturne. Les deux conteneurs face à face se répondent par le biais de deux écrans qui émettent chacun une couleur différente dans un rythme stroboscopique. De la vapeur s’échappe à travers ces mêmes écrans tapissant la surface de gouttelettes. Les basses fréquences générées par le jeu des lumières s’insinuent directement dans votre plexus. Votre cage thoracique vibre, certifiant que vous êtes vivant, mais que le cerveau est totalement neutralisé.

À contrario de Toro, des oscillations, la seconde installation de Manon Labrecque, présentée rue de la Gare, offre une mécanique sans autre alternative que sa propre agitation. Ce sont des modules qui utilisent les mêmes rotors, ressorts et tiges pour des constructions délicates qui s’agitent en chaine à partir d’impulsions électriques. Ici, en plus des moteurs, les sons proviennent des balles de ping-pong que les appareils manipulent pour leur qualité acoustique : un charriot se berce, une pale d’hélicoptère bascule sur son axe, un solénoïde frétille, autant de tactiques d’animation des petites sphères.

Ariane Plante nous convie à la projection d’un « film sonore » intitulé La cosmogonie des sons : variations nocturnes. Le conteneur est une très petite salle de visionnement où douze haut-parleurs diffusent la symphonie que la forêt recompose toutes les nuits : grésillements, coassements, frétillements et autres bruits intrigants qui peuplent notre oreille. Au centre, dans un écran rond, sont projetés des cyanotypes de scènes nocturnes. Les captations sonores et visuelles réalisées dans plusieurs milieux fragiles du Québec, relayées ici de manière aléatoire, nous plongent dans la densité captivante de la nuit, tous les sens à l’affût.

Avec l’installation en vitrine de we are individuals, we are not special, rue Notre-Dame, Léa Boudreau s’est inventé une entomologie délicieusement bruyante où de rigolotes bibites électroniques interagissent selon la vigueur du soleil qui les alimente. Elles s’illuminent, bougent, cliquettent comme des grillons qui retiendraient leurs battements d’ailes. Faibles stridulations mélangées à la circulation automobile et à la musique de la rue principale. Les petites bestioles menacées d’extinction résistent pourtant malgré cet environnement mortifère, allégorie d’une planète aux abois.

Au Carré 150, l’installation du duo Béchard Hudon, Invariables variations, occupe seule la galerie du Centre d’art Jacques-et-Michel-Auger. Un amoncellement de caissons de bois, déposés au sol en quinconce, rappelle les débâcles printanières accumulées sur les rives du Saint-Laurent. Mais ceux-ci, contrairement aux blocs de glace qui simulent parfois des êtres fabuleux, se restreignent à une impeccable neutralité et forment, avec la projection au mur du fond d’une vidéo nocturne en noir et blanc prise avec une caméra de chasse, un espace de méditation parfait. Les images recomposées sont inversées et juxtaposées en créant un effet kaléidoscopique. Des égratignures dans la nuit, des blessures sur l’écran témoignent de l’invisibilité, surgie par accident dans le champ de vision de cet œil impartial. La trame sonore est constituée à partir de captations faites aux Iles de la Madeleine à l’aide d’hydrophones et, dans le sol, avec le concours de géophones. La boucle de vingt-et-une minutes est diffusée dans ces boites qui sont de fait des caisses de résonance. En effet, des transducteurs y transportent les signaux électriques qui prennent vie à même la matière ligneuse. Le visiteur peut s’asseoir, voire se coucher, sur les caissons pour en prendre toute la mesure et se laisser pénétrer le corps par ces vibrations profondes. Un pur envoûtement.

Les dix installations sur la ligne de désir en tracent surtout une de plaisir pour le public averti ou non, dans l’ordre ou le désordre. Ce sont des montages ingénieux et envoûtants, mais jamais racoleurs. Sur le parcours, nous pouvons observer ou intervenir pour créer une partition. Nous pouvons agir dans une dynamique interactive ou méditer pour que descendent en nous des expériences auditives inusitées. Portée par le soleil ou par le vent, générée par des ordinateurs et autres technologies ou seulement par le poids de son corps, la matière sonore devient un objet de pure légèreté qui nous traverse en laissant les bribes narratives d’un récit à reconstituer.

1 Pour visualiser le parcours : https://www.fimav.qc.ca/fr/installations-sonores-dans-l-espace-public
2 Les installations avec la mention de l’année sont des reprises, modifiées ou non. Celles non datées sont des premières mondiales, printemps 2023.
3 Stratégie récurrente pour Béchard Hudon qu’on a pu voir avec L’En deçà présenté au Mois Multi 2023 (Québec).

 


 

Alain-Martin Richard vit et travaille à Québec. Artiste de la manœuvre et de la performance, il a présenté ses travaux en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. Il poursuit en parallèle un travail de commissaire, de critique et d’essayiste. Il a publié, dans de nombreuses revues, des articles sur le théâtre, la performance, l’installation et la manœuvre. Ex-membre des collectifs Inter/Le Lieu, The Nomads, Folie/Culture, il demeure, par ailleurs, toujours actif avec Les Causes perdues Inc.

Manon Labrecque, Toro, 2023. Photo : Martin Morissette.
Ludovic Boney, Afin d’éviter tous ces nœuds, 2023. Photo : Martin Morissette.
Éric Quach et Jim Demos, Les Cabines télésymphoniques, 2023. Photo : Martin Morissette.
Simone D’Ambrosio et Nélanne Racine, Éons, 2023. Photo : Martin Morissette.
Stéphanie Castonguay, Résonnances induites, 2023. Photo : Martin Morissette.
Alexis Bellavance, Stéréostrobe, 2023. Photo : Martin Morissette.
Manon Labrecque, des oscillations, 2023. Photo : Martin Morissette.
Ariane Plante, La cosmogonie des sons : variations nocturnes, 2023. Photo : Martin Morissette.
Léa Boudreau, we are individuals, we are not special, 2023. Photo : Martin Morissette.
Béchard Hudon, Invariables variations, 2023. Photo : avec l’aimable permission des artistes.