François Lachance-Provençal
N° 120 - automne 2018

Expérimenter les singularités : les autoportraits sous influence de Bryan Lewis Saunders

C’est dans un cours suivi à la East Tennessee State University que Bryan Lewis Saunders fut amené à s’interroger sur le rapport de l’artiste au monde. La thèse défendue par la majorité de ses collègues était que, généralement, les représentations artistiques résultaient d’un investissement de l’individu créateur : en peignant ses paysages, Van Gogh se peint lui-même. S’opposant à cette conception classique du style, Saunders a depuis cherché à faire l’inverse et, comme il l’écrit sur son site officiel, « mettre le monde extérieur dans des représentations de lui-même ». C’est ainsi que, le 30 mars 1995, il entreprend de se dessiner quotidiennement, cherchant chaque fois à inclure une parcelle de son environnement immédiat.

Ce projet, qu’il poursuit à ce jour (on dénombre plus de 11 200 autoportraits), se décline en une douzaine de sous-séries, certaines relevant d’une catégorisation a posteriori, d’autres voyant Saunders instaurer des protocoles expérimentaux par lesquels il cherche à modifier son état normal1. La première de ces situations particulières survient au gré d’un voyage lorsqu’avec un ami, il parcourt le Sentier des Appalaches, consignant ses expériences – découvertes, peurs, blessures, etc. – dans ses autoportraits quotidiens. C’est à son retour à Johnson City, au Tennessee, qu’il emménage dans le John Sevier Center, un immeuble de onze étages offrant des logements exigus à des prix dérisoires à une clientèle de vétérans, de personnes handicapées ou souffrant de troubles mentaux. Alors qu’il projette de réaliser un documentaire sur les résidents de l’immeuble, Saunders est abordé par un homme en fauteuil roulant qui, lui montrant une encyclopédie pharmacologique, se vante de pouvoir trouver au moins un échantillon de chaque substance dans l’édifice. Plutôt que de documenter la vie des occupants du John Sevier Center, l’artiste choisit donc de consommer leurs médicaments au moment de produire son autoportrait quotidien2. En 2001, au début de l’expérience, il ingère dix-huit drogues différentes sur une période de onze jours. Saunders en consommera davantage tandis que des locataires de l’édifice, ayant pris connaissance du projet, se présentent chez lui avec le contenu de leur armoire à pharmacie. Au total, 91 dessins seront créés sous l’influence d’antidouleurs, d’antidépresseurs, de stimulants et même d’hallucinogènes. Ce n’est qu’à partir de 2011 que ces portraits acquièrent une visibilité médiatique, voire une certaine notoriété. Partagés par des publications web comme Vice, Wired et le Huffington Post, ils deviennent viraux, le sensationnalisme de l’ensemble piquant la curiosité d’un large public.

Même si tel n’était pas l’objectif de Saunders au moment d’entreprendre sa série, ses portraits sous influence ont en effet semblé satisfaire une représentation imaginaire fort répandue, à savoir que les artistes créent leurs meilleures œuvres dans un état d’intoxication, paralogisme vraisemblablement fondé sur la correspondance présumée entre l’intensité affective de l’expérience esthétique et le dérèglement sensoriel induit par l’ivresse. Conscients des défis techniques de leur métier et peu enclins à se départir complètement du contrôle rationnel sur l’œuvre à venir, les peintres n’ont jamais vraiment adhéré à cette représentation populaire. À quelques exceptions près, aucun artiste de métier n’a été prêt à admettre qu’une production intoxiquée pourrait se traduire en une œuvre intoxicante3. Ce qui ne signifie pas l’absence, tant s’en faut, de démarches artistiques se référant, sur le plan créatif, à l’expérience des psychotropes; nous pourrions ici mentionner les pratiques de Jean-Jacques Lebel, Rodney Graham et Francis Alÿs. Seulement, ces pratiques ne s’appuient jamais sur la présomption d’un transfert entre l’ivresse de l’artiste et celle de l’amateur : la drogue, chez eux, est une donnée conceptuelle qui demande à être réfléchie et non revécue. Son expérience vise à ouvrir un dialogue plus large avec l’histoire de l’art et les problématiques de l’art contemporain.

Rien de tel chez Saunders, pour qui l’expérience des drogues ne reste toujours qu’une manière, au demeurant limitée, qu’a l’individu de transformer son rapport psychosensoriel au monde4. En réalité, la drogue n’est jamais chez lui l’objet d’un investissement conceptuel ou même fantasmatique. D’une part, il écarte volontairement toute référence aux expériences de ses prédécesseurs, comme Baudelaire, Michaux ou Huxley. Se refusant à problématiser la drogue dans son rapport à l’art, il se contente de déclarer, en guise de conclusion de ses expériences : « The most important thing I’ve learned is that drugs make me look ugly » (Disinfo2012). Difficile, aussi, de concevoir que la drogue ait pu servir de donnée conceptuelle permettant d’aborder une problématique actuelle (rien ne permet d’affirmer, par exemple, que Saunders ait eu quelque chose à dire de la surmédicalisation des populations défavorisées). Dit autrement, le psychotrope n’est pas pour lui objet d’imaginaire… ni réellement utilisé comme une substance productrice d’imaginaire.

Pourtant, même si Saunders n’est pas préoccupé par la drogue en elle-même, il y a lieu de s’interroger sur la place des psychotropes quant à sa production quotidienne d’autoportraits. Cette démarche, l’artiste la présente comme une hygiène de vie ayant pour finalité la connaissance de soi-même. Il en irait ici, en quelque sorte, d’une auto-psychanalyse expérimentale où Saunders jouerait les rôles à la fois du cobaye et du scientifique5. Or, s’il y a une part d’imaginaire dans l’entreprise de l’Américain, c’est bien du côté de la scientificité de l’auto-analyse qu’elle réside. Insistant sur la rigueur du processus, il soutient, par exemple, contrôler soigneusement le contexte de ses expériences avec la drogue afin, dit-il, de « drastically limit possible outside factors that may complicate the self-perception » (Dinosaurcity). Mais, en ce qui concerne les drogues, le protocole n’a rien de scientifique dans la mesure où l’une des règles d’or de Saunders consiste à ne pas répéter les expériences en reprenant une substance qu’il aurait déjà essayée.

Plutôt que de rechercher des constantes et des cohérences, l’artiste produit des singularités, comparant d’ailleurs ses autoportraits à des flocons de neige ou à des empreintes digitales : les drogues ne servent à rien d’autre qu’à susciter des expériences uniques. Force est d’admettre qu’il ne s’agit pas ici d’un système d’introspection soutenu par une implacable méthodologie, mais d’une accumulation systématique d’expériences s’accompagnant d’une multiplication à l’infini des styles. Cette accumulation, certes, pourra éventuellement constituer des bases de données sensibles6 et permettre à l’artiste de prendre la mesure – au sens statistique – de son vécu : Saunders sait, par exemple, qu’il a été sujet à 116 migraines entre 1995 et 2011, ou encore qu’il a dessiné sous l’influence de la colère à 199 reprises. On se doute cependant que la valeur de ces informations ne sera jamais qu’idiosyncrasique, surtout en ce qui concerne la série sur les drogues.

En un sens, l’intérêt et la limite de l’œuvre de Saunders sont de se présenter comme l’exacerbation du concept de Do-It-Yourself, terme qui va jusqu’à prendre chez lui les acceptions de « -to yourself, -about yourself, -for yourself ». L’artiste, d’ailleurs, ne s’en cache pas, affirmant que l’essentiel n’est pas pour lui la production d’autoportraits, mais le processus transformatif qui en est à l’origine : « […] it is about the process or all of [the portraits] together as a tool for the transformation of my self. That is the real work of art. My self » (Artfully 2017). Cette entreprise autotélique, qui fait l’économie de prises de position critiques et produit des bricolages non commercialisables, le place en autarcie vis-à-vis des circuits officiels de l’art contemporain7. Mais il apparaît, en définitive, significatif que la présentation la plus exhaustive de l’expérience éminemment individuelle – pour ne pas dire incommunicable – des drogues survienne au sein d’une telle démarche.

 

1. Aux ensembles de longue durée (les migraines, par exemple) répondent des séries ponctuelles. Au mois de novembre 1998, par exemple, Saunders passe l’entièreté de ses journées dans un appartement baigné d’une lumière rouge. En octobre 2000, il fait vœu de silence. Dix ans plus tard, ce sera un mois sans entendre; épreuve qui le fera halluciner durant les dix derniers jours de l’expérience. En 2014, l’artiste produit des dessins sous les décharges d’une chaise électrique.
2. D’autres – des antipsychotiques – lui ont été fournis, à sa demande, par des psychiatres. S’il déclare, sur son site, vouloir continuer la série sur une plus longue période de temps, Saunders n’achètera pas la drogue et n’acceptera pas non plus les dons, cela afin, probablement, d’éviter les sollicitations. Se limitant aux drogues de prescription, l’artiste ne vise donc pas à l’exhaustivité.
3. C’est le cas, par exemple, de S.I. Witkiewicz, peintre polonais de l’entre-deux-guerres qui est le seul ancêtre de Saunders dans la pratique du portrait sous influence. Amèrement déçu du tournant fonctionnaliste de l’avant-garde, Witkiewicz a cherché, par une forme de boutade désespérée, à redonner à l’expérience artistique (créative et esthétique) une part de mysticisme en recourant aux drogues.
4. Si Lydia Lunch décrit Saunders comme un amalgame de William Burroughs et Antonin Artaud, lui-même ne se serait jamais présenté comme tel. Il a déclaré n’avoir jamais voulu, dans ses portraits, donner une image sensationnaliste des drogues. « It makes him miserable that his drug self-portraits have become the famous ones. He feels typecast by them and resentful – as if his whole life has been reduced to these 50 drawings » (Guardian 2012). Saunders a ainsi tenté de désamorcer cette série en clamant qu’elle n’est pas aussi originale ou intéressante que d’autres de ses expériences.
5. Dans une de ses séries les plus intéressantes, Saunders se réapproprie d’anciens tests psychologiques (des « Thematic Apperception Tests [TAT] » où le psychiatre demandait à son patient – souvent un enfant – de reconstituer le sens d’une carte représentant l’illustration d’une situation ambiguë. Plutôt que de verbaliser ses réactions aux images, Saunders recouvre l’illustration de ses dessins, devenant à la fois le patient et l’analyste. L’ensemble fut exposé au Mika Contemporary Art Gallery (Tel Aviv) sous le titre de « We Don’t Need Another Doctor, We Can Run Our Own Tests ».
6. Dans sa série des tests psychologiques par l’image, Saunders affirme avoir développé une technique d’analyse statistique basée sur la fréquence des thèmes apparaissant dans ses illustrations, « We don’t need another doctor, we can run our own tests », Powderzine.com.
7. Loin de s’en formaliser, Saunders a maintes fois déclaré son aversion pour ce milieu ainsi que pour toute forme de professionnalisme. Ces postures impliqueraient, pour Saunders, d’acquérir un style et de s’y cantonner, ce qui aurait bien sûr pour effet de brimer sa créativité : « […] I use every style, it is my rejection of style, because style is fashion and brand and marketing. So, to deny a ‘style’ of my own is one of my ways of denying current ideas of what people think art is in our society. My style is ‘mutation’ and no one can own that. That can’t be diluted or consumed » (Artfully 2017).

 


 

François Lachance-Provençal est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art obtenu à l’Université de Montréal. S’intéressant à l’imaginaire artistique des drogues dans la période moderne, ses recherches portent sur l’émergence des discours artistiques sur l’ivresse au 19e siècle et sur les pratiques picturales de l’intoxication au 20e siècle. Il a enseigné à l’Université de Montréal, au Cégep de Sherbrooke et au Collège Rosemont.

Bryan Lewis Saunders, Ritilin (Snorted), 12 août 2001. Stylo à bille et surligneur sur papier, 20 x 28 cm.
Avec l’aimable permission de l’artiste.
Bryan Lewis Saunders, Khat (Chew and Tea), 27 octobre 2012. Acrylique sur papier, 20 x 28 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Bryan Lewis Saunders, Valium 20mg, 3 août 2001. Stylo à bille sur papier, 20 x 28 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Bryan Lewis Saunders, Morphine IV, 20 mars 1997. Collage sur papier, 20 x 28 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste.