Jean-Michel Quirion

Et dis-moi : why is the past tense always longer?

Galerie d'art Stewart Hall
Pointe-Claire
14 janvier —
12 mars 2023

Durant les mois d’hiver, l’exposition Et dis-moi : why is the past tense always longer ?, organisée par la commissaire montréalaise Maude Hénaire, avait lieu dans l’espace d’un grenier devenu la Galerie d’art Stewart Hall. Le projet réécrit l’histoire de cet endroit emblématique de Pointe-Claire, construit par Charles MacLean, en 1905, dont la mansarde située au troisième étage a été édifiée au fil des décennies en un lieu d’exposition. Soixante années après la fondation officielle de la galerie, en 1963, les propositions des artistes multigénérationnel·le·s Raymonde April, Olivia Boudreau, Marie-Michelle Deschamps, Nicolas Fleming, Alexandre Guay, Margot Klingender, Dominique Rivard, Michael Snow et Lan « Florence » Yee deviennent les pages d’archives cumulatives, sortes de palimpsestes de la mémoire, à même les replis des imposantes charpentes de bois. En 2023, Hénaire dé-reconstruit avec finesse la narration de Stewart Hall en disposant, dans les plissements de ses lucarnes, des œuvres-objets-mobiliers, comme des mises en exergue. À travers les pièces tridimensionnelles se trouvent aussi des productions photographiques et vidéographiques. Celles-ci évoluent en des ouvertures écraniques sur des réalités autres. Il est question de traces de vie : celles des artistes invité·e·s par la commissaire. D’une œuvre à une autre, des affinités temporelles transforment fondamentalement notre rapport au passé en générant des réactualisations en continu.

Maude Hénaire use de plusieurs inspirations pour échafauder son exposition, notamment des références aux cinquième et septième arts : la poésie et le cinéma. Ces deux versants soutiennent l’approche commissariale. Le sibyllin titre de l’exposition est une citation partielle du poème Beautiful Short Loser issue du recueil d’Ocean Vuong intitulé Time is a Mother (2022). Dans cette collection de proses-témoignages, l’auteur cherche des signes de guérison parmi les stigmates du deuil au moyen d’une mise au présent du passé. L’expographie est, quant à elle, inspirée de diverses scènes troubles du film Hantise (Gaslight) (1944) de George Cukor. La commissaire nous raconte, à sa façon, cette intrigue qui culmine dans la mansarde d’une vaste maisonnée éclairée par les lueurs de lampes au gaz. Les images d’un grenier rempli de réminiscences résonnent vers celles de l’animation Mon voisin Totoro (1988) d’Hayao Miyazaki. L’histoire est celle d’enfants qui découvrent des créatures dont les susuwataris, de microscopiques bestioles velues de suie, qui apparaissent et disparaissent simultanément dans la noirceur. Nous pouvons laisser place à notre imagination et visualiser ces chimères indiscernables disséminées dans les recoins de la galerie.

L’espace vernaculaire de Stewart Hall est constitué de contraintes architectoniques difficiles à détourner. Il est quasi impossible d’en faire abstraction. Pourtant, Maude Hénaire utilise l’étage supérieur du bâtiment comme des pages blanches. Elle a recours aux particularités du lieu d’accueil pour abriter et spatialiser son projet en disposant les œuvres à même les montants et les poutres de bois, dans les corniches ainsi que sur les cheminées et les murs de briques et les cloisons amovibles érigées pour l’occasion. Elle réécrit, en ce sens, une histoire restaurée dans laquelle le passé n’est plus en attente.

Une section de la galerie, à l’entrée, tout en haut de l’escalier, est convertie en black box. Dans la noirceur est présentée l’œuvre vidéographique Solar Breath (Northern Caryatids) (2002) du regretté Michael Snow. La proposition nous transporte jusqu’à Terre-Neuve dans la cabane bucolique de l’artiste torontois. Nous pouvons y voir des pans de rideaux soulevés par le vent de l’extérieur vers l’intérieur, comme si la construction respirait, et y entendre les sons ambiants d’un quotidien partagé. L’espace est habité par un serment lumineux, entre le songe et les souvenirs évoqués, pour reprendre les mots de la commissaire. En entrant dans ce huis clos, les visiteur·euse·s se trouvent à la fois subitement et subtilement accompagné·e·s. La présence de Snow subsiste. En écho à l’œuvre de Michael Snow, à l’autre extrémité de la galerie, Lan « Florence » Yee, propose des textiles volatiles qui rappellent les étoffes de la vidéo précédemment décrite. Everytime I remember to call my grandmother ii (2022) témoigne de pensées généalogiques et renvoie aux heures approximatives auxquelles l’artiste torontois se souvient instinctivement d’appeler sa grand-mère.

Une autre projection interpelle l’obscurité : Les petits (2010) d’Olivia Boudreau. Les contenus affectifs, diffusés sur un mur isolé pour accentuer la contiguïté avec l’auditoire, réfèrent à l’enfance. Nous pouvons voir, dans l’interstice d’une porte entrebâillée, des enfants qui s’amusent. Nous avons l’impression qu’ils nous observent les regarder, dans la contemplation devenue commune de cet instant futile. À proximité, Dominique Rivard, actuellement basée à Glasgow, en Écosse, propose un échiquier d’argile d’une fragilité démesurée se rapportant à la première vocation du grenier-galerie : une salle de jeux. Nous sommes convié·e·s à retourner momentanément en enfance.

Le corpus de Raymonde April, Gravitas (2007), présente une autodocumentation de ses gestes compulsifs et intensifs alors qu’elle décapait les couches de peinture décrépites des fioritures en maçonnerie de sa cuisine. Un autoportrait de la photographe montréalaise, couteau à la main, pendant le processus de restauration, s’avère un véritable ravissement. À l’inverse des soustractions successives d’April, les œuvres de la Montréalaise Marie-Michelle Deschamps résultent d’une accumulation de la matière. Son travail spatialisé en tant qu’espace habitable s’insère au sol dans les lucarnes de la galerie. Métaphoriquement, les reliefs des surfaces émaillées évoquent les strates d’histoires inscrites à même les lieux. Les reflets du soleil, en journée, résident sur les formes par intermittence. Les effets irisés sur les feuilles d’acier et de cuivre constituent une évanescence insoupçonnée. En prime, le tout premier émail sur cuivre réalisé par l’artiste, durant son enfance, en 1988, est exposé afin d’imbriquer les temporalités.

Les illustrations sculpturales de bougies de la Montréalaise Margot Klingender sont créées à partir de mémoires d’objets collectionnés, telles des empreintes trouées par l’oubli. Les lignes esquissées par les découpes dans l’acier laissent entrevoir de délicates matérialités évidées. Par le biais des rendus spéculaires des dessins tissés dans l’alliage métallique, Klingender déjoue les codes illusionnistes de la peinture : les chandelles paraissent illuminées. Le Gatinois Nicolas Fleming présente, quant à lui, des meubles fabriqués de cloisons sèches. Ceux-ci semblent dans un état transitoire, comme inachevés. La matière se supporte toutefois : une chaise détournée de ses utilités trône dans la galerie ; une étagère sert de rangement à un livre de Fleming, impossible à feuilleter puisqu’il est fait de gypse, qui réfère à l’œuvre Educational Complex (1995) de l’artiste Mike Kelley abordant les notions d’oppression et de répression relatives à l’enfance. L’une des tablettes devient également l’assise d’une des céramiques du plasticien montréalais Alexandre Guay. Ce dernier montre une fois de plus les possibilités de la glaçure pour façonner des personnages d’une candeur infantile.

Dans ces vestiges de Pointe-Claire, une symbiose entre le souvenir d’un instant passé et la réalité du moment présent subsiste. Pour reprendre les mots de la commissaire, les œuvres sont là, immuables. Telles des promesses tranquilles, elles nous attendent. L’exposition s’étale dans cet édifice vieux de plus d’un siècle en un espace-temps bâti ; seuil intemporel, porte qui s’ouvre sur hier, aujourd’hui et demain ; fenêtre donnant sur des devenirs perpétuels.

 


 

Jean-Michel Quirion, titulaire d’une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), est actuellement candidat au doctorat en muséologie à cette même université. Travailleur culturel depuis une dizaine d’années, il a occupé le poste de direction du centre d’artistes AXENÉO7 à Gatineau. Il est maintenant codirecteur général — programmation du Centre d’art et de diffusion CLARK à Montréal. En tant qu’auteur, il contribue régulièrement à des revues spécialisées comme Ciel variable, ESPACE art actuel, Esse arts + opinions et Vie des arts. Ses projets de commissariat ont été montrés notamment à la Galerie UQO (2018) à Gatineau, à la Carleton University Art Gallery (CUAG) à Ottawa (2022), ainsi qu’à DRAC — Art actuel Drummondville (2022) et à l’Œil de Poisson (2022) à Québec. Il s’investit également au sein du groupe de recherche Collections et impératif évènementiel/The Convulsive Collections (CIÉCO) depuis 2015.

Margot Klingender, Alexandre Guay, Nicolas Fleming, Raymonde April et Marie-Michelle Deschamps, Et dis-moi : why is the past tense always longer?, 2023. Vue de l’exposition, Galerie d’art Stewart Hall. Photo : Clara Lacasse.
Dominique Rivard, Margot Klingender et Olivia Boudreau, Et dis-moi : why is the past tense always longer?, 2023. Vue de l’exposition, Galerie d’art Stewart Hall. Photo : Clara Lacasse.
Dominique Rivard, Margot Klingender, Nicolas Fleming et Alexandre Guay, Et dis-moi : why is the past tense always longer?, 2023. Vue de l’exposition, Galerie d’art Stewart Hall. Photo : Clara Lacasse.
Marie-Michelle Deschamps, Being together is learned alone (bis), 2019 et Margot Klingender, Mothman, 2019. Photo : Clara Lacasse.
Raymonde April, Gravitas, Mur Nord, 22 juin 2007, 2007 et Gravitas, Mur Sud, détail, 20 juin 2007, 2007. Photo : Clara Lacasse.
Raymonde April, Marie-Michelle Deschamps et Lan « Florence » Yee. Photo : Clara Lacasse.
Margot Klingender, Weaver, 2022. Photo : Clara Lacasse.
Michael Snow, Solar Breath (Northern Caryatids), 2002. Photo : Clara Lacasse.
Nicolas Fleming, Alexandre Guay et Marie-Michelle Deschamps. Photo : Alexis Bellavance.