Pamela Bianchi
N° 122 – printemps-été 2019

Espaces d’exposition détruits, et la fascination de l’interdit

Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête…
Nul besoin de savoir ce qui substituera à ce qui a été détruit.1

 

En 1969, Jan Dibbets réalisait Pedestals for a Museum. En déterrant les quatre coins des fondations du Stedelijk Museum, à Amsterdam, non seulement cherchait-il à critiquer l’approche conservatrice de cette institution, mais il confiait également à la démolition un rôle créatif dans la constitution d’une œuvre sculpturale. En 1976, Gordon Matta-Clark, à la veille de son exposition à l’Institut d’architecture et d’études urbaines de New York, tirait sur toutes les fenêtres du bâtiment avec une carabine empruntée à Dennis Oppenheim. En voulant s’ajouter à l’installation d’une série de photographies représentant des bâtiments du sud du Bronx aux fenêtres vandalisées, l’action de Matta-Clark se retrouve ainsi à mi-chemin entre l’acte radical et le geste conceptuel qui découle de la destruction. Quelques années plus tard, en 1986, Chris Burden exposait, à son tour, les fondations d’un bâtiment (Exposing the Foundation of the Museum) : il creusait notamment le sol d’une salle du MOCA Geffen à Los Angeles et, grâce à trois séries d’escaliers qui descendaient dans la fosse, mettait les visiteurs face aux limites physiques de l’institution muséale. Le sol d’un espace d’exposition a été également détruit, en 1993, par Hans Haacke qui, pendant la 15e Biennale de Venise (1993), démolissait le dallage de la salle centrale du pavillon allemand, en confiant ainsi à l’architecture du lieu le rôle d’objet conceptuel, sorte de métaphore des « ruines du pays », au milieu desquelles le visiteur a pu se promener.

Si ces cas historiques ont en commun le fait d’être intervenus par soustraction dans un espace d’exposition, ils soulignent également le potentiel constructif de la destruction lorsque l’architecture se fait un matériau sculptural. Fendue (Matta-Clark), dénudée (Michael Asher), écrasée (Robert Smithson), effondrée (Site), altérée (Dan Graham), inondée (Fabio Sargentini), brûlée (Robert Gober), explosée (Cornelia Parker), renversée (Vito Acconci) : au fil des années, l’architecture a été, à plusieurs reprises, maltraitée par les artistes2. À partir des années 1960, en particulier, des actions artistiques ont été réalisées contre l’architecture dans des contextes de critique institutionnelle, culturelle ou politique qui, à leur tour, ont engendré des méthodes, des stratégies et des approches esthétiques directement liées à l’acte destructif. En 1966, par exemple, l’artiste allemand Gustav Metzger organisait, en collaboration avec le poète irlandais John J. Sharkey, la conférence historique Destruction in Art (DIAS) où, en parallèle à l’idée de destruction comme moyen de résistance sociale et politique, émergeait le potentiel créatif de l’acte destructif, entendu comme un processus artistique.

Plutôt que de remplir des espaces d’exposition, les artistes en vinrent ainsi à les détruire ou à les vider en incorporant l’unité architecturale, et sa logique, dans l’idée même d’œuvre. Dans cette perspective, les actions controversées qui ont détruit pour manifester une volonté d’émancipation, un désir de revanche ou un sentiment de frustration ont insisté sur l’alliance contradictoire qui préside ce type de processus destructif. Comme dans une sorte d’oxymore, dans le geste destructeur, il y aurait, en effet, un double mouvement « […] où coexistent et s’affrontent les forces contraires de destruction et de réalisation [et qui] apparaît comme libéré de toute ambition représentative et de la quête d’une cristallisation finale3 ». Encore aujourd’hui, l’art contemporain se nourrit de cette dialectique art/architecture, et les cas où s’affirme le rôle constructif de la démolition sont nombreux. En revanche, la destruction d’espaces d’exposition et d’autres architectures n’est plus seulement le résultat d’une critique radicale au système de l’art institutionnel; au contraire, elle semble plutôt jouer un rôle dans la mise en œuvre de nouvelles formes d’exposition et de création contemporaine. Telle une forme d’iconoclastie architecturale, cette démarche, tandis qu’elle profite du potentiel heuristique de l’acte destructif, fait simultanément de l’espace un objet théorique, un outil sculptural et un site expérientiel. Notamment, il en résulte une idée de destruction qui a trait plutôt au concept de spectacle, entendu dans le sens d’une théâtralisation, voire une parodie, de l’acte destructif.

En ce sens, The Memory of HP Lovecraft de Mike Nelson, présentée pour la première fois à la Collective Gallery d’Édimbourg, en 1999, s’approprie l’idée de destruction pour mettre en scène une ambiance scénographique. L’artiste, s’inspirant de la nouvelle There Are More Things de Jorge Luis Borges (1962), modifie d’abord l’architecture de l’espace d’exposition en revêtant les murs avec des plaques de plâtre pour ensuite déchirer le nouveau revêtement à l’aide d’une hache et simuler ainsi l’action destructive d’une bête sauvage. Les griffures, les trous et les débris de l’espace détruit participent ainsi à « décorer » l’espace d’exposition en laissant le visiteur libre de déambuler dans un lieu vide et simultanément « cannibalisé4 ». Si, dans ce cas, la destruction de l’espace rejoint l’aspect théâtral et presque utopique des nouvelles de Borges, en faisant de la destruction une action quasi picturale et décorative, d’autres occasions ont, en revanche, fait de l’acte destructif un moyen d’organisation spatiale. C’est le cas de l’œuvre The Intelligence of Flowers d’Urs Fischer, présentée à la biennale du Whitney Museum de New York en 2006. En creusant les murs du troisième étage du musée new-yorkais, Fischer crée des ouvertures inattendues, brise l’espace muséal et invite le spectateur à expérimenter l’architecture du musée et de l’exposition différemment. En dialogue avec d’autres pièces exposées, cette œuvre devient notamment un dispositif expographique qui structure l’espace de l’exposition et dessine des parcours de visite presque théâtraux. De nouveau, la destruction de l’architecture se voit suggérée par un geste scénographique qui transforme l’espace d’exposition en un site hybride, entre la ruine et sa spectacularisation.

En effet, plutôt qu’une simple unité structurale, l’architecture devient ici un dispositif qui participe à la création d’une image séduisante, attrayante, pour le public. En proposant une option à la traditionnelle visite muséale, le spectateur de l’œuvre de Fischer ou de Nelson perçoit la destruction des murs comme un facteur de divertissement, où l’expérience esthétique qui s’en suit prévaut sur la violence de l’acte de « vandalisme ». L’architecture devient finalement une sorte de
« site de désir5 » et rejoint la question du marketing artistique et de la banalisation intensive de l’art en faveur de son expansion, voire de sa publicisation. Il en résulte une forme de spectacularisation6 de la destruction qui transpose le geste en une image active et, ce faisant, on passe de l’iconoclasme à l’iconoclash, au sens décrit par Bruno Latour : « L’iconoclasme, c’est lorsque l’on sait ce que signifie le geste de destruction et quelles sont les motivations de ce qui apparaît clairement comme un projet de destruction; l’iconoclash, au contraire, c’est lorsque l’on ne sait pas, que l’on hésite, que l’on est troublé par une action dont il est impossible de savoir, sans indice supplémentaire, si elle est destructrice ou constructive7. » La destruction, en tant qu’acte simultané à la construction d’images nouvelles, serait, en ce sens, à voir comme un geste autoréférentiel, tautologique, capable d’engendrer la fascination (le culte) pour l’iconoclasme lui-même.

À ce sujet, également dans une perspective architecturale, lors de l’intervention de Doris Salcedo, Shibboleth, à la Tate Gallery de Londres, en 2007, une fissure géante traverse le sol de la Turbin Hall, laissant le public libre de flâner à l’intérieur d’un espace vide, blessé par une faille structurelle et conceptuelle. La même année, à la galerie Gavin Brown de New York, You propose de marcher sur les restes du sol de l’espace d’exposition détruit par Fischer. À l’égard d’une réflexion qui cherche à détourner le stéréotype du white cube8, le spectateur peut ici plonger à l’intérieur d’un espace (une fosse) qui est, avant tout, l’image spectaculaire d’un geste tout aussi spectaculaire. La mise en scène de la destruction se retrouve également dans le projet Crystallize d’Andrea Nacciarriti, présenté en 2010 à la galerie Franco Soffiantino, à Turin. À cette occasion, l’artiste italien semble déployer l’idée d’iconoclash en sondant la fascination pour l’interdit comme un mode de narration esthétique. L’intervention, qui se déroule en quatre temps, met en scène un acte de vandalisme contre l’espace d’exposition et, plus généralement, contre la logique des relations sous-jacente au système de l’art contemporain. D’abord, quelques jours avant le vernissage, Nacciarriti détruit, avec des amis ultras, l’une des cinq vitrines de la galerie à l’aide de barres de fer, de planches en bois et d’autres matériaux suggérant les armes typiques d’une guérilla urbaine. Puis, le jour du vernissage, à l’intérieur d’un site résiduel composé de morceaux de bois, de vitres cassées et de la structure postiche qui fermait la vitrine détruite, l’artiste allume vingt-cinq fumigènes qui obligent le public à sortir de la galerie. Le lendemain de l’inauguration, c’est finalement l’image de l’espace envahi par la fumée qu’il accroche au mur de la galerie.

Par ce jeu de va-et-vient, entre subversion et retour à l’ordre, l’œuvre de Nacciarriti bascule rythmiquement entre la volonté de se retirer du système de l’art et la nécessité d’y retourner malgré tout. De même, dans un lieu vandalisé et simultanément spectacularisé, l’artiste italien paraît jouer avec l’ambivalence de l’acte destructif, théâtral et politisé. Tout en insistant sur la nécessité de l’acte spectaculaire à instaurer une relation entre le regardeur et le regardé9, il donne vie à une image nouvelle, résiduelle, témoignage de l’acte destructif. L’œuvre de Nacciarriti semble alors affirmer, voire justifier, l’oxymore dont l’idée d’iconoclash se fait porteuse. Entre le sentiment d’impuissance éprouvé par l’artiste envers le système de l’art et l’affirmation du pouvoir destructif, une image apparaît soudainement : celle d’une implosion contrôlée, sorte d’impasse ontologique qui, tandis qu’il dénonce le caractère nihiliste de la destruction, en déclare son potentiel heuristique.

En résumé, qu’il s’agisse d’espaces cannibalisés, troués ou vandalisés, la dialectique art/architecture retrouve, dans l’esthétique de la destruction, l’idée d’une théâtralisation de la ruine. En revanche, loin de la problématique temporelle qu’une telle notion pourrait suggérer, dans les exemples évoqués, l’attention paraît se tourner non vers le potentiel mémoriel et symbolique de ce qui a été détruit (l’espace d’exposition), mais, au contraire, vers l’autonomie de ce qui en résulte. À la suite d’un processus de spectacularisation de la destruction, l’espace détruit et résiduel devient alors un « vrai refuge10 » et acquiert enfin une nouvelle identité, entre image autonome et outil diégétique à part entière.

 

1. Walter Benjamin, « Le caractère destructeur », dans Œuvres, Vol. 2, Paris, Gallimard, 2000, p. 330-332.
2. Pour citer quelques références récentes autour de l’interaction entre architecture et art contemporain, voir : Hal Foster, The Art-Architecture Complex, Londres, New York, Verso, 2011; Jane Rendell, Art and Architecture: A Place Between, Londres, I. B. Tauris, 2006; Giuliana Bruno, Public Intimacy: Architecture and the Visual Arts, Cambridge, MA: The MIT Press, 2007; Anthony Vidler, Warped Space: Art, Architecture, and Anxiety in Modern Culture, Cambridge, MA, The MIT Press, 2000; Isabelle Wallace Loring, Nora Wendl (éditeurs), Contemporary art about architecture: a strange utility, Burlington, Ashgate, 2013.
3. Martine Bouchier, L’art n’est pas l’architecture, Paris, Archibooks, 2006, p. 176.
4. Frédéric Bonnet, « Entretien avec Mike Nelson. Le Cannibale (parody, consumption and institutional critique) », exposition Villa Arson, Nice, 31 octobre 2008 – 1er février 2009.
5. Ralph Rugoff (sld), Psycho Buildings: Artists Take on Architecture, catalogue d’exposition, Londres, Hayward publishing, 2008, p. 19.
6. Anthony Vidler (sld), Architecture between Spectacle and Use, New Haven, Londres, Yale University Press, 2005, p. vii.
7. Bruno Latour, « What is Iconoclash? Or is there a World Beyond the Image Wars? » (2001), dans Bruno Latour, Peter Weibel (sld), Iconoclash, Beyond the Image-Wars in Science, Religion and Art, Cambridge, Londres, ZKM, MIT Press, 2002, p. 14.
8. Voir également la recherche du duo d’artistes Elmgreen & Dragset, pour qui la destruction, plutôt qu’un geste physique, devient une question littéraire et conceptuelle.
9. Mark Dorrian, « Thoughts on a Millennial Urban Spectacle », dans Anthony Vidler (sld), Architecture between Spectacle and Use, op.cit., p. 56.
10. Samuel Beckett, « Sans », dans Têtes-mortes, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 69.

 

Pamela Bianchi est historienne de l’art et docteure en esthétique, sciences et technologies des arts de l’Université Paris 8. Depuis 2013, elle est chercheuse rattachée au lab. AI-AC de l’Université Paris 8, où elle a enseigné pendant plusieurs années l’histoire de l’espace d’exposition. Ses recherches incluent l’histoire de l’espace et de l’architecture d’exposition, les théories expographiques, les études muséographiques et les nouvelles approches curatoriales. Parmi les nombreux articles : « Invisible Mazes – Visible Perceptions », dans Stedelijk Studies Journal, no 7, 2018; « Retransmettre la performance filmée : de la documentation à la présentation », dans Culture et Musées, no 29, Actes Sud, juin 2017. Elle est l’auteure de l’ouvrage Espaces de l’œuvre, espaces de l’exposition. De nouvelles formes d’expérience dans l’art contemporain, Paris, Connaissances et Savoirs, 2016.

Andrea Nacciarriti, Courtesy Franco Soffiantino Gallery, 2010. Médias mixtes, dimensions variables. Avec l’aimable permission de la Galerie Franco Soffiantino. Photo : Fulvio Richetto.
Andrea Nacciarriti, Courtesy Franco Soffiantino Gallery, 2010. Médias mixtes, dimensions variables. Avec l’aimable permission de la Galerie Franco Soffiantino. Photo : Fulvio Richetto.
Urs Fischer, You, 2007. Vue de l’installation, Gavin Brown’s enterprise, New York. © Urs Fischer (2019). Photo : Ellen Page Wilson.
Mike Nelson, To the Memory of HP Lovecraft, 1999, 2008. Vue de l’installation Psycho Buildings, Hayward Gallery (2008). Avec l’aimable permission de la Galerie Matt, Londres et Galleria Franco Noero, Turin. Photo : © Stephen White.
Urs Fischer, Day for Night, 2006. Vue de l’installation, Whitney Biennial, Whitney Museum of American Art. Avec l’aimable permission de la Galerie Eve Presenhuber, Zurich; Sadie Coles HQ, Londres et Whitney Museum of American Art. © The artist. Photo : Sheldan Collins.
Andrea Nacciarriti, untitled (one moment please), 2010. Bombes fumigènes, dimensions variables. Avec l’aimable permission de la Galerie Franco Soffiantino. Photo : Fulvio Richetto.