Ji-Yoon Han
N° 123 – automne 2019

Le parlement des invisibles : un entretien avec Valérie Blass

À l’occasion de la remise du prestigieux Prix Gershon Iskowitz 2017, l’artiste montréalaise Valérie Blass présente une exposition personnelle au Musée des beaux-arts de l’Ontario à Toronto, du 18 mai au 1er décembre 2019. Sous le titre Le parlement des invisibles, Blass réunit ses sculptures les plus récentes, faisant suite à la rétrospective de son travail organisée par Oakville Galleries plus tôt cette année (en circulation à la Douglas Hyde Gallery à Dublin jusqu’au 7 septembre).

Ji-Yoon Han :     Ce qui me frappe tout d’abord dans votre exposition, c’est la dynamique de l’ensemble. Onze sculptures sont réparties dans trois espaces distincts : on y voit aussi bien des pièces abstraites que des « personnages invisibles » (nous y reviendrons plus loin), des œuvres qui relèvent de la maquette et d’autres du monumental, mais aussi des vêtements, de la céramique, des tuyaux industriels. Cependant, en naviguant d’une œuvre à l’autre, l’on repère assez vite certains leitmotivs ou gestes, formels et techniques, qui relient les œuvres entre elles, les mettent en conversation – le titre de l’exposition suggère d’ailleurs cette dimension « parlementaire ». On a même la sensation d’un enchaînement, comme si les sculptures représentaient différents états de métamorphose d’une seule et même chose. Comment avez-vous imaginé cette mise en relation des œuvres ?

Valérie Blass :     J’aime bien cette idée des liens qui se développent à partir d’une seule et même chose : on regarde une sculpture, on la garde en mémoire, on regarde ensuite une autre sculpture et on fait le lien mentalement, par un effet de comparaison. Je travaille beaucoup dans l’esprit de l’image double qui crée un mouvement, une animation entre deux images possibles dans une même sculpture, ou une image intermédiaire entre deux sculptures très différentes. Cela produit une sorte de va-et-vient, mais je pense que cela crée aussi une confusion, une sorte de malentendu. Deux choses se ressemblent, peuvent avoir la même forme physique, mais elles ne représentent pas la même chose. Ou l’inverse : la chose représentée est la même, mais la forme diffère. C’est une question de rapport entre la sculpture – la forme tridimensionnelle dans l’espace – et l’image qu’elle donne – le côté rétinien de la perception. Et une façon d’affirmer qu’il n’y a rien de naturel : la réalité existe, mais en tant qu’humains, nous ne pouvons pas capter le réel, nous voyons des signes, nous sommes toujours dans une forme de projection. L’enjeu pour moi est de déjouer nos mécanismes de reconnaissance.

J’ai l’impression qu’ici vous vous écartez tout de même de l’image double pour envisager l’exposition de manière plus globale, comme une installation où l’effet de confusion dont vous parlez serait disséminé à travers l’ensemble des œuvres ?

V. B. :     Vous avez raison. C’est la version la plus installative de mes expositions. Toutes les sculptures répondent au déploiement de trois langages interreliés. Tout d’abord, les personnages invisibles sont des empreintes de la réalité, c’est-à-dire des corps – ou, pour être plus exacte, le moulage de vêtements sur des corps invisibles dans l’espace, souvent en interaction avec des objets. Ce sont comme des photographies en sculpture, réalisées d’ailleurs à partir de séances photo qui m’ont permis de déterminer précisément les poses des personnages avec leurs vêtements. Le deuxième langage présente des photographies bien réelles (issues des mêmes séances photo), cette fois projetées et imprimées sur des formes en carton agrafé, qui ont été moulées et coulées dans un matériau solide : j’enregistre ici la distorsion de l’image. Enfin, il y a des sculptures plus monumentales, de grandes sculptures abstraites réalisées avec des tubes électriques thermorétractables qui sont peints avec les motifs des vêtements utilisés pour les personnages invisibles, avant d’être chauffés pour mouler des chaînes, des conduits ou des carafes empilées, créant là encore un effet de distorsion de l’image peinte. Dans chacun des trois langages, il y a donc des répétitions, une redondance assumée. La nouveauté dans mon travail, elle est dans cette systématicité.

On retrouve cette dynamique de répétition et de déformation dans le processus technique de création de vos œuvres, en particulier pour ce qui est des « moules de corps ». Pourriez-vous en décrire la séquence ?

V. B. :     Ce qui m’intéressait, au départ, avec les moulages de personnages invisibles, c’était que la sculpture puisse donner quelque chose de très déconstruit, mais sans jamais altérer le corps, qui demeurerait présent dans son entier – tout en étant invisible. En commençant à travailler là-dessus, je me suis rendu compte à quel point c’est riche au niveau de la technique du moulage. On doit non seulement prendre l’empreinte de la partie du corps où il y a le vêtement, mais il faut aussi enregistrer le positionnement de ce corps par rapport à l’espace et au plancher pour faire tenir les objets dans l’espace. Par exemple, dans Le mime, le modèle et le dupe, le sac de chips qui crée la relation entre les deux personnages est structurellement soutenu par la figure à genoux, mais dans la scène qui est représentée, c’est plutôt la figure accroupie sur ses talons et dont le haut du corps est invisible, qui est supposée tenir le sac par en-dessous pour que l’autre se serve. C’est continuellement un jeu de déplacement. Mais à chaque étape, il faut conserver la référence de l’emplacement.

Ensuite, puisque le corps lui-même se déforme dans le vêtement, il faut mouler le corps et le vêtement ensemble et non pas en deux temps séparés. Avec mon assistant, il a fallu trouver une façon de mouler par-dessus le vêtement lui-même moulé par le corps, ce qui fait que le projet en lui-même a consisté à produire des inversions d’inversions. Cette transformation du corps au contact d’objets a été un véritable déclencheur. Ce que j’ai réalisé aussi, c’est le déplacement de la structure du corps : normalement, un corps tient par le squelette, comme les poissons tiennent par leurs arêtes, mais là c’est comme si je faisais des crabes ou des homards. On appelle ça de l’exosquelette : le corps est tenu par l’enveloppe (le vêtement, l’accessoire). Pour faire Ceux qui ne demandent rien, j’ai dû m’arranger pour que chaque élément visible, y compris la pose du personnage, soit réglé de manière à ce que je puisse me passer de structure de maintien et que tout tienne par contact avec l’escabeau ou avec le plancher. J’aime particulièrement cette sculpture parce qu’il y a beaucoup d’espace entre les éléments, il y a une économie de moyens qui rend la pièce plus forte.

Cette économie de l’invisible, paradoxalement, crée un extraordinaire supplément de présence. Vos personnages invisibles sont plus vrais que si vous les aviez entièrement représentés. Comment comprenez-vous ce rapport entre le retrait du visible et un maximum de présence ?

V. B. :     Je pense que c’est une question de pression. L’espace que le corps prend… fait qu’on sent mieux le corps – il pousse sur les vêtements, il forme le tissu, le déforme, lui donne sa structure. On sent une force.

C’est en contraste d’ailleurs avec les sculptures abstraites où la pression s’exerce sur la forme moulée.

V. B. :     Oui, c’est vrai. Bien vu.

On pourrait évoquer aussi cette autre forme de présence invisible : le camouflage, qui est une forme de déconstruction optique du corps et qui met en jeu les trois modalités convoquées dans le titre de l’œuvre centrale de l’exposition, Le mime, le modèle et le dupe : l’imitation, la copie, l’illusion.

V. B. :     Il y a deux types de camouflage dans la nature : celui du caméléon ou du phasme par exemple, qui apparaissent et qui disparaissent dans un paysage ; mais il y a aussi ces animaux qui imitent l’apparence d’animaux toxiques ou dangereux pour ne pas être mangés. Dans ce cas de figure, l’animal dangereux serait le modèle, le mime, celui qui l’imite, et le dupe, le prédateur – celui qui regarde ! Cette idée de prendre la forme ou l’apparence d’un autre est très intéressante, mais ce qui me plaît surtout dans ce dispositif, ce que je cherche, c’est de produire un effet spécifique : faire voir deux choses en même temps. Avec les personnages invisibles, j’aime qu’on voie la figure, le personnage représenté, mais aussi les choses telles qu’elles sont présentées réellement dans l’espace. On ne peut pas percevoir ces deux images en même temps, donc on passe de l’une à l’autre, du pantalon seul au personnage invisible. Ça produit une oscillation entre deux formes de regard, ça passe de l’un à l’autre sans arrêt, donc ça donne envie de regarder plus longtemps. Je cherche des stratégies afin d’activer le regard, de raviver la sculpture pour qu’elle retienne le regard.

Et quel rôle joue la séduction dans cette recherche ? Car il faut dire que si les personnages invisibles sont particulièrement présents dans l’espace, ils sont aussi extrêmement attirants, dans des poses quasi provocatrices – et cela n’est pas sans rapport, encore une fois, avec les mécanismes d’attraction et de répulsion en jeu dans le camouflage animal.

V. B. :     Oui, il y a beaucoup de séduction, d’artifice et d’apparat dans mon travail, une dialectique du caché/dévoilé. C’est assez drôle de faire des figures peu habillées parce que ce qu’on voudrait voir est précisément invisible. Du coup, cela permet d’aller vers des choses plus sexuelles qui ne sont pas représentées, mais dont l’énergie est palpable à travers la pression sur les vêtements. Dans Le mime, le modèle et le dupe, la modèle a carrément les fesses à l’air, sa combinaison est dézippée jusqu’en bas, elle a des courbes, son corps est magnifique. Le vêtement fait comprendre la forme du corps par suggestion. Mais surtout, on projette, on imagine, on sent. Plus qu’imaginer en fait, on sent véritablement la pression du corps sur les vêtements.


Valérie Blass vit et travaille à Montréal. Des expositions individuelles de son œuvre ont été présentées à Douglas Hyde Gallery (Dublin, 2019), au Musée des beaux-arts de l’Ontario (Toronto, 2019), à Oakville Galleries (Oakville, 2019), à Jack Shainman Gallery (Kinderhook, 2017), à Catriona Jeffries Gallery (Vancouver, 2015), à Artspeak (Vancouver, 2015) et au Musée d’art contemporain de Montréal (Montréal, 2012). Elle a participé à de récentes expositions collectives au Public Art Fund (New York, 2013) et au Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa, 2011). Blass a reçu le prix Gershon Iskowitz en 2017.

Ji-Yoon Han est une historienne de l’art, écrivaine et commissaire basée à Montréal. Elle occupe le poste de commissaire à la Fonderie Darling, où elle a programmé la série Place Publique 2018 Fermons les yeux pour voir. Always mind your surroundings, les expositions personnelles de Guillaume Adjutor Provost, de Barbara Steinman et de Javier González Pesce en 2019. Elle a assuré la direction éditoriale du catalogue de Buveurs de quintessences et de la monographie de Guillaume Adjutor Provost, édités par la Fonderie Darling (2019). Ses textes sont parus dans Vie des arts, Spirale magazine, Canadian Art, Revue Captures et Cahiers Bataille.

Valérie Blass, Ceux qui ne demandent rien, 2019. Marchepied, peinture mixte (acrylique, gouache, huile), fibre de verre, sac Ikea et brique. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste et de Catriona Jeffries.
Valérie Blass, Le parlement des invisibles, 2019. Vue partielle de l’installation. Œuvres exposées de gauche à droite : Tombeau des regrets; So What Are Your Skills? (détail); Ceux qui ne demandent rien; Échapper à la psychologie. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste et de Catriona Jeffries.
Valérie Blass, Le parlement des invisibles, 2019. Vue partielle de l’installation. Œuvres exposées du premier plan à l’arrière-plan : Le mime, le modèle et le dupe; Take All the Time You Need; Au cœur du malentendu. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste et de Catriona Jeffries.