N° 125 – printemps-été 2020

Entretien avec karen elaine spencer

À travers l’éventail de formes textuelles, performatives et matérielles qui caractérisent sa pratique, karen elaine spencer a développé au cours des 30 dernières années un vaste corpus d’œuvres et de collaborations. Cet entretien met en lumière certaines de ses principales préoccupations artistiques.


ESPACE art actuel :     Votre travail a toujours été imprégné d’une forte approche conceptuelle qui met de l’avant le langage. En même temps, dans vos peintures, dessins et gravures en particulier, il y a une forte articulation formelle qui renforce et équilibre le contenu. Cette riche tension découle-t-elle d’une stratégie calculée ou est-ce quelque chose qui émerge naturellement dans votre travail ?

karen elaine spencer :     Presque tout mon travail prend forme parce que je suis confrontée à ce que je perçois comme étant une « perturbation » – que la cause de cette perturbation soit conceptuelle, matérielle, éthique ou l’une des innombrables situations que la vie ou l’art peuvent imposer. La source de cette tension, qui m’a conduit à utiliser la grille dans une grande partie de mon travail textuel, a été un déplacement contextuel allant de pancartes en carton présentés dans la rue à des œuvres sur papier présentées en galerie.

Je ne suis pas une peintre d’enseignes douée (je ne peux pas écrire un texte en ligne droite ni toutes les lettres à la même taille) et je voulais une structure pouvant contenir chacune des lettres. La grille apparut comme une solution pratique à laquelle je pouvais adhérer – ou au contraire – reconfigurer.

Les limites et les avantages d’un matériau ou d’un outil donné associés à une attention pour la manière dont le matériau interagit avec l’intention ont également un impact très réel, bien que peut-être banal, sur mes solutions aux problèmes. Par exemple, vous pouvez dessiner une grille au crayon sur du papier. Le papier Arches, un papier spécialisé séché à l’air et employé dans les beaux-arts, semblera à sa place sur un mur de galerie. Un pinceau plat à bout carré vous donnera des bordures découpées. L’encre sur papier (selon le papier et l’encre) adoucira un rendu hard-edge. Il s’agit de quelques exemples de variables avec – ou contre – lesquelles on peut travailler. Ensuite, la question est de savoir comment ces choix jouent en faveur ou en défaveur de ce que j’essaie de transmettre à travers l’œuvre. À qui s’adresse cette œuvre, comment fonctionne-t-elle, que transmet-elle? Tout en étant aux faits, j’ai mes points aveugles : il y a des choses que je ne pourrai jamais voir, encore moins contrôler, et donc j’accueille et suis même sreconnaissante de ces signes et effets qui m’échapperont toujours.

Les mots – et les jeux de mots – qui sont présents dans vos œuvres relèvent souvent de niveaux complexes et pluriels de relations de pouvoir. Comment ciblez-vous les questions que vous désirez mettre de l’avant dans chaque œuvre ?

k.e.s. :     C’est une question que je voulais laisser prendre racine dans mon esprit, car ça rejoint mon malaise à l’égard de ce que je sens comme étant une pression économique, ou du marché, à déclarer une œuvre d’art comme étant achevée. Les structures de soutien dans lesquelles je navigue (expositions, collectionneurs, commissaires, subventions) exigent par leur nature une certaine finitude. Ce caractère d’une œuvre à être défini par un nom ou un titre ou une date est en réalité une fiction à laquelle j’adhère afin de continuer. En fait, ces enjeux ou préoccupations s’infiltrent et s’articulent continuellement dans mes œuvres. J’ai la sensation de revenir sans cesse sur le même terrain avec une perspective légèrement modifiée. Cela étant dit, je dois également souligner les limites des matériaux et des conditions requises pour créer une œuvre. Par exemple, la taille d’un morceau de papier, le temps et l’argent alloués à la recherche, le lieu de production et le lieu de réception – toutes ces conditions très concrètes offrent une sorte de cadre dans lequel les œuvres peut être séparées d’une autre œuvre. Cependant, même à l’intérieur de ces contraintes matérielles, je réussi à trouver des façons de définir une œuvre comme une préoccupation continue. À titre d’exemple, pour l’œuvre sittin’, je donne comme date de début 2010, avec la première itération performée dans le cadre du festival 7a*11d. J’ai ensuite donné suite à sittin’ sous différentes formes, pour en arriver à 2016 comme date de fin avec sittin’ with cabot square – the cardboards. Ainsi, avec le projet sittin’, il y a différents sous-titres et, pourtant, des mots ou des idées d’avant 2010 sont tissés dans l’œuvre… et qui sait, de futures œuvres peuvent encore émerger de ce titre.

Comment raccordez-vous ces considérations contextuelles, matérielles et processuelles aux implications sociologiques inhérentes à votre travail ?

k.e.s. :      J’écoute. J’utilise mon corps. Je me donne, autant que possible, du temps et la liberté d’errer, revenir en arrière, m’asseoir et sentir ce qui me semble juste. Je me donne la permission de faire des erreurs et la permission de continuer. Je suis extrêmement méfiante à l’égard des « bonnes » intentions. J’ai connu des échecs spectaculaires et, depuis, tout sentiment de certitude à l’égard de ce que je fais est très suspect. Je ne veux pas dire par là que je n’ai pas aussi un sentiment instinctif de protection envers mon travail et un profond sentiment de confiance envers l’inconnu. Je comprends que mon travail est d’écouter aussi attentivement que je peux à chaque étape du parcours. Je comprends aussi qu’il y a des écarts entre la logique interne recherchée et ce que je décide finalement de privilégier. À titre d’exemple, right here, right now (2019), une bannière imprimée sur vinyle, a été produite pour être accrochée dans un cube dans le cadre de la programmation SIGHTINGS à l’Université Concordia. Le vinyle n’est pas un matériau respectueux de l’environnement. Le texte de la bannière a été tiré du discours de Greta Thunberg aux Nations Unies en 2019, dans lequel elle parlait de l’urgence de réagir aux changements climatiques. Il y a un conflit entre les réalités environnementales de mon choix de matériau et les considérations éthiques plus larges que renferme la bannière. Ce conflit est-il productif? Et quelles ont été les considérations dans le choix de ce matériau ? Que se passe-t-il lorsqu’une décision est prise sur la base de quelque chose d’aussi subjectif que le lieu de production de la bannière : un petit magasin situé à proximité de mon domicile avec un seul employé principal – qui y travaille depuis vingt ans – et qui a passé une bonne heure avec moi au cours de mes quatre différentes visites, dont une où la maquette de l’œuvre a été apportée et où toutes les possibilités d’impression et d’accrochage de la bannière ont été discutées et présentées? À quoi dois-je renoncer pour soutenir l’échelle local? Quel poids dois-je accorder aux relations humaines ? Quels sont les coûts – environnementaux, économiques, éthiques, personnels – des autres options ? Quels sont les critères utilisés pour prendre une décision et puis-je vivre avec les conséquences ? À qui et à quoi dois-je rendre des comptes ? Toutes ces considérations peuvent être examinées à chaque étape d’une œuvre, de sa conception à son « après-vie », mais je suis aussi très consciente des angles morts de ces variables individuels inconnus, ce qui rend toute décision difficile. Et donc, en fin de compte, il s’agit peut-être de la confiance et de la nécessité de continuer à avancer.


Née à Nelson, en Colombie-Britannique, karen elaine spencer vit et travaille à Tiohtià:ke/Montréal. Elle détient une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal et un baccalauréat en beaux-arts du Nova Scotia College of Art and Design à Halifax. Oscillant entre le travail dans l’espace public, les expositions en galerie et les projets web, spencer questionne les hiérarchies et investigue comment nous, en tant qu’êtres transitoires, occupons le monde dans lequel nous vivons. Ses plus récents projets incluent l’œuvre d’art public nous sommes tous, une commande pour l’École Saint-Jean-de-Matha (Programme d’intégration des arts à l’architecture du Québec, 2020), la réalisation d’un textile inspiré de Margaret Atwood pour le Consulat général du Canada à New York (2019) et la conception du design du tapis de la salle du Québec pour la Maison du Canada à Londres (2015, avec Nadia Myre).


Disponible dans notre boutique, au montant de 100 $ CAD (incluant un exemplaire du n° 125 d’ESPACE art actuel) + taxes et frais de poste : karen elaine spencer, always the same, 2013. Impression au jet d’encre sur papier Moab 300 naturel, 28 x 20,5 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste. Chaque exemplaire (1/20) est signé et numéroté.

karen elaine spencer, votre rêve dans mon oreille, 2006. Photo : Alain Dumas.
karen elaine spencer, hey! mike hey! yo mike 48619 nyc homeless, 2013. Encre sur papier, 28 x 21.5 cm. Photo : Guy L'Heureux.
karen elaine spencer, sittin' with cabot square the cardboards – street smart, 2013. Encre sur carton trouvé légèrement préparé au gesso, 30 x 36 cm. Photo : Guy L'Heureux.
karen elaine spencer, movin' the charter –femmes/hommes, lachine canal, 2019. Avec Jeremie Tessier, Callaghan Marley-Boshouwers, Jaime Rodriguez et Nathan Spencer-Cross. Photo : Will Mackenzie.
karen elaine spencer, right here, right now –banner unroll, 2019. Avec Hugues Dugas et Julia Eilers Smith. Bannière de vinyle, 1,5 x 7,3 m. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
karen elaine spencer, right here, right now, 2020. Cube Sightings de la Galerie Leonard & Bina Ellen, programmation satellite, Université Concordia (Montréal). Photo : Paul Litherland.
karen elaine spencer, walkin' with cohen - lyrics from song, 2020. «Everybody knows » écrit par Sharon Robinson et Leonard Cohen. Murale "Tower of Songs" par Gene Pendon et El Mac. Photo : Will Mackenzie.