Julia Roberge Van Der Donckt
N° 122 – printemps-été 2019

Entre destruction et création.
Les réapparitions de Dialogue avec l’histoire de Jean Pierre Raynaud

Si l’on en juge par l’attention médiatique accordée aux polémiques touchant l’art public, ce type de création apparaît particulièrement propice à la controverse. Vandalisées, démantelées, voire transformées en objets de détestation collective, plusieurs de ces œuvres suscitent régulièrement des réactions négatives – quand elles ne sont pas tout simplement ignorées et négligées. Les cas répertoriés par Nathalie Heinich, dans son célèbre ouvrage L’art contemporain exposé aux rejets : études de cas (Éditions Jacqueline Chambon, 1998), témoignent d’ailleurs à la fois de la récurrence et de la virulence des attaques tant symboliques que physiques perpétrées à l’endroit des œuvres d’art public. Nous analyserons ici la controverse entourant Dialogue avec l’histoire (1987), sculpture réalisée par l’artiste français de réputation internationale Jean Pierre Raynaud pour la Place de Paris située dans le secteur de Place-Royale à Québec. L’œuvre, qui avait fait l’objet de vives critiques dès son inauguration, est détruite de manière spectaculaire en juin 2015 par la Ville de Québec sous prétexte qu’elle était dans un état de dégradation avancé. Cette décision a pour effet de réactiver une controverse latente, alimentée au fil des ans notamment par la publication sporadique de lettres ouvertes décriant l’aspect de la sculpture ou encore par des journalistes insistant sur son caractère prétendument inadéquat pour ce site historique.

Né à Courbevoie, en 1939, Raynaud, horticulteur de formation, se fait connaître dans les années 1960 avec ses pots de fleurs surdimensionnés et autres Psycho-Objets. Lauréat du Grand prix de la sculpture de la Ville de Paris, en 1986, l’artiste se voit confier l’année suivante une commande diplomatique par la capitale française. C’est ainsi que Dialogue avec l’histoire (1987) est offerte à Québec à l’occasion du Sommet de la francophonie. Elle est donnée en échange d’Embâcle, sculpture-fontaine de Charles Daudelin inaugurée à la Place du Québec à Paris en 1984. Le « monolithe ni figuratif ni abstrait » installé sur la place de Paris dans le quartier Petit-Champlain est en réalité composé de deux piédestaux alliant des plaques de marbre blanc carrées et des insertions de granite noir. La base, plus volumineuse et allongée, est surmontée d’une forme cubique légèrement désaxée. S’élevant à six mètres et demi de haut, cet élément vaut à l’œuvre les appellations malheureuses de « cube blanc », de « cube Rubik » ou encore tout simplement de « cube » par les autorités municipales, des journalistes et certains citoyens qui se prononcent à son sujet. Afin de souligner le caractère historique du site auquel elle était destinée, l’artiste, qui fait des carreaux de céramique blanche de quinze centimètres sur quinze centimètres son matériau de prédilection, opte à cette occasion pour des matières plus nobles, mieux adaptées à la spécificité de l’emplacement selon lui2. Or, l’allure massive de la sculpture, couplée à un style jugé trop contemporain pour un quartier patrimonial par de nombreux commentateurs, fait couler beaucoup d’encre au fil des ans. Bien que plusieurs la perçoivent comme inesthétique, c’est avant tout son emplacement – ou plutôt le manque de cohésion entre l’aspect de l’œuvre et l’environnement bâti – qui semble poser problème. La présence de la sculpture de Raynaud, qui rend « hommage aux premiers Français qui débarquèrent en ce lieu autrefois bord de mer pour y bâtir un pays où leur culture n’a cessé de s’affirmer3 », est vue comme une intrusion dans un quartier où est pourtant célébré l’héritage de l’Hexagone. Le contraste entre l’œuvre, qualifiée d’emblée de « monolithe futuriste4 » dans La Presse, et son site d’accueil est d’ailleurs accentué lors de l’inauguration de la Place de Paris, célébrée en grande pompe en présence d’une fanfare et de soldats en uniforme du régiment de Montcalm. Il semble que le dialogue historique et artistique proposé par l’artiste échappe ainsi à la majeure partie des usagers de la place. À cet égard, remarquons que le titre de l’œuvre est régulièrement escamoté au profit du sobriquet simpliste de « cube blanc », désignation qui, en plus d’être réductrice, est inexacte : la notion de dialogue entre les siècles et entre les peuples français et québécois est de cette manière évacuée.

Alors qu’elle était déjà bien connue dans le paysage médiatique québécois avant sa destruction, en juin 2015, jamais Dialogue avec l’histoire n’avait-elle cependant bénéficié d’une notoriété aussi grande qu’au moment de sa disparition. Dans la foulée de la controverse entourant la décision de la Ville de Québec, plusieurs artistes entreprendront de faire réapparaître la sculpture sous diverses formes, sur Internet aussi bien que dans son quartier d’origine. Car elle (sur)vit bien au-delà de son démantèlement, les artistes multipliant ses modes d’existence et donc ses modes d’extension5. Sa présence est notamment convoquée par l’entremise de nombreuses œuvres citationnelles ou dérivées. Ce faisant, contre toute attente, l’acte violent qui met fin à l’existence de la sculpture dans sa forme originale peut être considéré comme un geste à la fois destructeur et constructeur. Il convient ainsi d’envisager la controverse autour de Dialogue avec l’histoire comme une manifestation patente d’iconoclash6, mettant en tension le « vandalisme municipal » de l’administration du maire Régis Labeaume et un phénomène de fabrication d’œuvres inattendu dont nous déclinerons ici quelques exemples.

Kaël Mercader sera le premier artiste à intervenir dans cette affaire. Il résume habilement le point de vue du milieu culturel, stupéfait au lendemain de l’annonce de ce démantèlement précipité, avec Dialogue avec les gorilles, montage constitué d’une représentation de la sculpture superposée à une scène tirée de 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Publiée sur Facebook le 16 juin 2015, l’image donne à voir des australopithèques s’agiter furieusement autour d’un grand monolithe noir venu du ciel, événement qui fait sombrer les primates dans la violence. Mercader ore avec cette composition un clin d’œil humoristique aux passions que déclenche l’œuvre depuis son installation.

Il est vite suivi par l’artiste connu sous le pseudonyme de Wartin Pantois. Quelques semaines après la destruction de l’œuvre de Raynaud apparaissent de singuliers fantômes dans la Vieille Capitale : il s’agit d’œuvres de street art réalisées au pochoir à l’effigie de la sculpture disparue ayant été dispersées dans le quartier Saint-Roch et dans le Petit Champlain. Réalisés à partir de peinture aérosol blanche, ces « treize petits Raynaud », comme les désigne son créateur, reprennent les formes de la sculpture détruite, agissant en guise de micro-monuments contestataires. Il faut dire que le langage visuel géométrique de l’œuvre originale en fait une référence particulièrement appropriée pour ce type de réincarnation furtive. La quatorzième intervention de l’artiste est, quant à elle, réalisée à un endroit spécifiquement choisi pour son histoire, soit sous une bretelle de l’autoroute Duerin-Morency, ancien emplacement de l’Îlot Fleurie, lieu phare de la résistance artistique et citoyenne à Québec7. C’est donc sur l’un des piliers de cette zone où fleurit un temps la contre-culture qu’est apposé un nouveau dialogue avec l’histoire. Représenté cette fois de face, il est plus conforme à la taille de l’œuvre originale du haut de ses cinq mètres. Lui-même peint sur de multiples couches de graffitis, il ne reste cependant intact que très de peu de temps, étant rapidement couvert en partie d’inscriptions à la peinture aérosol rouge. L’artiste, lui-même résident de la Basse-Ville, voit dans cette forme de vandalisme doux « [u]ne sorte de répétition de la destruction initiale, cette fois-ci dans l’indiférence8 ».

En plus d’œuvres numériques et de street art, la performance tient une place de choix dans le répertoire d’actions des artistes intervenus dans cette aaire. La Place de Paris devient ainsi le lieu d’actions tantôt spectaculaires, tantôt discrètes, dans les mois qui suivent le retrait de l’œuvre de Raynaud. L’artiste conceptuel montréalais Steve Giasson y réalise notamment une action issue d’un cycle de performances de longue haleine exécutées de manière furtive, en privé ou dans l’espace public. Il s’agit en réalité de l’activation de l’un des énoncés performatifs imaginés par l’artiste, en l’occurrence « Détruire une œuvre d’art (ou Abuser discrètement d’un pouvoir) » et, comme c’est le cas pour plusieurs des Performances invisibles de Giasson, il est inspiré d’une œuvre préexistante, soit ici Dropping a Han Dynasty Urn de Ai Weiwei (1995).

La question de l’iconoclasme est également au centre de la réflexion proposée par Acapulco, collectif en arts visuels de Québec se spécialisant dans les interventions in situ et qui fait du canular et de la citation ses stratégies de prédilection. C’est dans cette optique de détournement que s’inscrit Monuments, installation extérieure exposée dans le Victoria Park à l’occasion de la biennale d’art public Contemporary Art Forum Kitchener and Area (CAFKA) au printemps 2016. Monuments interroge l’iconographie de la statuaire et du monument, de même que la notion de pérennité des œuvres d’art public, soumises aux aléas du temps et aux actions d’iconoclastes de tout acabit. Sur un socle circulaire sont disposés pêle-mêle notamment un obélisque renversé, une colonne fracturée, des palettes de bois, une réplique miniature du David de Michel-Ange couverte de gommes à mâcher, un piédestal où il ne reste qu’un pied et la partie inférieure d’une jambe et des statues démembrées. En équilibre précaire, certains de ces vestiges sont maintenus en place au moyen de corde et de mousse expansive. Parmi ces éléments hétéroclites se trouve un « pastiche » de Dialogue avec l’histoire. La sculpture, dont les volumes caractéristiques sont aisément reconnaissables, troque ici ses carrés de marbre blanc pour des tuiles de céramique rectangulaires imitant le marbre italien vert émeraude. Reproduite de manière délibérément approximative et dans un format résolument moins imposant que l’œuvre originale, elle emprunte à ce que l’on pourrait nommer l’esthétique de la banlieue, à ce goût vernaculaire qui occupe une place de choix dans la production d’Acapulco. Le collectif propose ainsi d’envisager une vocation inattendue pour l’œuvre de la Place de Paris, à savoir celle de « monument domestique », lui accordant une place parmi les répliques bon marché des chefs-d’œuvre anciens qui trônent devant certains bungalows – ce qui constituerait en quelque sorte son ultime rédemption. Le passant attentif remarquera cependant la présence d’un sourire en peinture aérosol jaune sur la partie supérieure. Voilà qui pique la curiosité : est-ce l’œuvre de vandales ? Ce sympathique graffiti a plutôt été apposé en guise d’appât par les artistes, souhaitant ainsi susciter d’éventuels actes iconoclastes véritables.

Annie Descôteaux s’approprie, de son côté, le langage plastique caractéristique de Raynaud. Elle aussi éprise de la ligne pure, elle réactive le motif du carrelage dans Grand ensemble, où est opérée une forme de déconstruction de la sculpture de la Place de Paris. L’installation se décline autour de trois parallélépipèdes de bois, tels des « cubes blancs », écrasés, réduits en ampleur sous le poids de la critique, sur lesquels est peinte une grille rectiligne, volumes auxquels répondent un nombre identique de répliques allongées de l’œuvre de Raynaud. Des éponges – référence possible à l’esthétique aseptisée de l’artiste ou encore aux soins que l’on n’a pas cru bon d’accorder à l’œuvre de Québec – sont disposées par-dessus ou autour du socle de plus petit format. Il est par ailleurs tentant de voir dans le pot de fleurs placé sur l’une des bases une évocation supplémentaire de la production du plasticien, dans laquelle de tels récipients, détournés de leur fonction originale, tiennent une place de choix.

Les diverses réapparitions de Dialogue avec l’histoire, lesquelles prennent la forme d’images virales, de micro-interventions ou de répliques miniatures contribuent à préserver l’œuvre au-delà de son démantèlement. La destruction contestée d’une œuvre que certains considéraient comme indésirable provoque ainsi l’apparition de nouvelles images et de nouveaux objets se déployant, simultanément parfois, dans le web et dans l’espace urbain. Malgré les efforts déployés par les autorités municipales, le dialogue amorcé en 1987 ne se révèle, tout compte fait, pas si aisé à faire oublier. Si toute œuvre d’art est « un îlot de résistance » pour Raynaud9, cette notion semble prendre tout son sens avec cet épisode marquant de l’histoire de l’art public à Québec.

1. « Note brève », fiche descriptive signée par Jean Pierre Raynaud, en 1987, projet d’aménagement de la Place de Paris, service d’urbanisme de la Ville de Québec.
2. Jean-Luc Daval, « The Monumental Works », dans Walter Hopps, Alfred Paquement et Jean-Luc Daval, Jean Pierre Raynaud, Houston, The Menil Collection, 1991, p. 48.
3. Description de l’œuvre inscrite sur la plaque signalétique qui lui était associée.
4. Agence France-Presse, « À Québec, Chirac inaugure la Place de Paris », La Presse, 1er septembre 1987, p. A8.
5. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.
6. Bruno Latour, « “Iconoclash” : Au-delà de la guerre des images », 2002. http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/84-ICONOCLASH-FR.pdf13T13T.
7. Déménagé de son premier emplacement par la municipalité, en 1997, L’Îlot Fleurie connaît un second soue sous le viaduc Duerin-Morency. Le terrain vague inhospitalier jalonné de gigantesques piliers de béton qui est formé sous les bretelles de l’autoroute est converti en véritable laboratoire de création. Il s’agit également d’un lieu marqué par la destruction : l’expropriation de l’Îlot Fleurie, en 2007, signe la fin d’une époque, plusieurs œuvres étant envoyées au dépotoir sous ordre de la ville. Hélène Matte, « L’îlot Fleurie : l’utopie inachevée », Inter : art actuel, no 100, 2008, p. 82-85.
8. Citation tirée d’un courriel de l’artiste daté d’avril 2016.
9. Jérôme Delgado, « Le “cube blanc” détruit à Québec : Mal de blocs », Le Devoir, 8 juillet 2015, https://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/444534/mal-de-blocs.

 

Julia Roberge Van Der Donckt a obtenu, en 2017, un doctorat en histoire de l’art de l’Université de Montréal, où elle a également été chargée de cours. Sa thèse, intitulée Ce que la polémique fait aux œuvres. Une étude en trois temps de controverses dans l’art contemporain, retrace le développement de scandales artistiques, en ligne comme dans l’espace public. Travailleuse culturelle, elle est aussi auteure et chercheuse indépendante. Elle s’intéresse aux pratiques militantes ainsi qu’à la question de la censure dans les arts visuels.

Jean Pierre Raynaud, Dialogue avec l’histoire, 1987-2015. Source : Le Soleil, 17 juin 2015. Photos : Patrice Laroche.
Jean Pierre Raynaud, Dialogue avec l’histoire, 1987-2015. Source : Le Soleil, 17 juin 2015. Photos : Patrice Laroche.
Wartin Pantois, Hommage à Jean Pierre Raynaud, 2015. Peinture aérosol, pochoir, rue Notre-Dame, Québec.
Photo : Julia Roberge Van Der Donckt.
Steve Giasson, Performance invisible n° 74 (Détruire une oeuvre d'art (ou Abuser discrètement d’un pouvoir)). Place de Paris, Québec. 4 janvier 2016. D’après Ai Weiwei. Dropping a Han Dynasty Urn. 1995. Performeur : Steve Giasson. Photo : Martin Vinette.
Acapulco, Monuments, 2016. CAFKA - Contemporary Art Forum Kitchener and Area, Kitchener, Ontario. Avec l’aimable permission des artistes. Photo : Acapulco.
Annie Descôteaux, Grand ensemble, 2017. Présentée dans le cadre de l’exposition Come As You Are, Galerie Antoine Ertaskiran. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : Richard-Max Tremblay.