André-Louis Paré
N° 117 – automne 2017

Émotions et arts visuels

Depuis toujours, l’art comme présence fictive favorise l’expression des émotions artistiques. Que ce soit par le théâtre, le récit romanesque, la musique, la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma et la vidéo, les humains sont disposés, comme lecteurs, spectateurs ou regardeurs, à s’émouvoir. Et même si, dans plusieurs catégories artistiques, l’expérience émotionnelle est toujours privilégiée, du côté des arts visuels il n’en a pas toujours été ainsi. Depuis la modernité, plusieurs courants artistiques, mais aussi plusieurs théoriciens de l’art, ont minimisé l’importance des émotions dans l’appréciation des oeuvres. L’avènement du formalisme, par exemple, a fait en sorte que les émotions n’avaient plus une place privilégiée. Pour un Theodor W. Adorno, la jouissance esthétique ne peut qu’être associée à un pur divertissement. Pour ce philosophe, le plaisir émotionnel que nous procurent certaines oeuvres se fait forcément au détriment de l’émancipation du spectateur 1.

Toutefois, depuis quelques années, l’exclusion des émotions du champ des arts visuels est remise en question. Grâce à d’importantes études dans le domaine des sciences sociales et des neurosciences cognitives, l’affectivité n’est plus l’autre de la pensée 2. Aussi, dans un texte intitulé Quelle émotion ! Quelle émotion ?, l’historien de l’art Georges Didi-Huberman ne néglige pas, quant à lui, la force politique des émotions 3. En faisant référence essentiellement aux pleurs, il rappelle que les émotions sont d’abord des motions, des mouvements qui nous portent hors de soi. Bien qu’elles nous affectent intimement, les émotions peuvent aussi nous transformer. Contrairement à une vision rationaliste où les émotions équivalent à des faiblesses, Didi-Huberman admet plutôt qu’elles constituent un mode d’existence pouvant s’exprimer au-delà de notre ego. Comme en témoigne l’exposition Soulèvements, elles permettent le passage de l’affect personnel à l’émoi collectif 4. Mais que dire des frissons ? Que dire de cette expérience émotionnelle qui se traduit physiquement par une drôle de sensation sur la peau ?

Proposé et codirigé par Aseman Sabet, le dossier de ce no 117 témoigne de cette réactualisation de la dimension affective dans le domaine artistique. Qu’il s’agisse de réflexions à partir d’oeuvres abordant le frisson et ses déclinaisons conceptuelles, sinon de réflexions théoriques sur la réception esthétique au croisement d’enjeux à la fois sensoriels, affectifs et intellectuels, les textes de ce dossier visent à réinvestir la notion des émotions à la lumière des pratiques actuelles. Les contributions de Ray Cronin, Florian Gaité, Maria Golovteeva, Aseman Sabet, Dominique Sirois-Rouleau, Anne-Lou Vicente et l’entretien avec Sophie Jodoin démontrent que l’art actuel offre un bassin particulièrement fertile pour analyser le thème du frisson et ce qui en découle tant du point de vue de l’objet que du sujet. Reste à se demander jusqu’où les émotions artistiques, celles qui mènent au frisson, régénèrent notre être sensible au monde. Comment le spectateur, éloigné de toute contemplation esthétique, développe-t-il, par des expériences immersives, un imaginaire pouvant réaffirmer notre présence au monde ?

Ce no 117 d’ESPACE art actuel est aussi l’occasion de présenter, dans la section « Évènements », la 57e édition de la Biennale de Venise et la 8e édition de la Manif d’art de Québec. Il coïncide également avec le 30e anniversaire de la revue.

 


  1. Voir « La production industrielle des biens culturels » dans La dialectique de la raison, écrit en collaboration avec Max Horkheimer.
  2. Voir Dictionnaire Arts et Émotions (sous la direction de Mathilde Bernard, Alexandre Gefen et Carole Talon-Hugon), Paris, Éd. Armand Collin, 2016.
  3. Georges Didi-Huberman, Quelle émotion ! Quelle émotion ?, Montrouge, Éd. Bayard, Les petites conférences, 2016.
  4. Commissariée par Georges Didi-Huberman, l’exposition Soulèvements, qui a eu lieu au Jeux de Paume (Paris) du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017, sera présentée à l’automne 2018 à la Galerie de l’UQAM ainsi qu’à la Cinémathèque québécoise.