Laurent Vernet
N° 102 - hiver 2012

dOCUMENTA (13) et Manifesta 9. Le temps présent

Conception du rôle de l’exposition comme étant la mise en perspective critique d’un contexte socioculturel ; inclusion d’oeuvres modernes dont certaines par des figures qui méritent d’être mieux connues : la dOCUMENTA (13) et la Manifesta 9, présentées à Cassel (Allemagne) et à Genk (Belgique) à l’été 2012, ont reposé sur des stratégies fertiles pour repenser « l’événement » et sa pertinence dans un système de l’art contemporain globalisé. Retour sur des manifestations qui ont choisi d’investir le politique afin d’interroger, de manières singulières, les dynamiques qui animent le temps présent.

L’état du monde

Les deux grandes salles d’exposition situées de part et d’autre du hall d’entrée du Fridericianum, lieu principal de la documenta, sont pratiquement vides. Une brise souffle dans le cube blanc de la sorte mis à nu : les portes du musée laissées ouvertes créent-elles un corridor de vent ? Contre un mur sont exposées trois sculptures de Julio González. Ces oeuvres sont accompagnées d’une photo de leur installation lors de la deuxième documenta de 1959, dans laquelle figurent deux visiteurs anonymes (une femme pieds nus et un homme). L’itinéraire que propose Carolyn Christov-Bakargiev, directrice artistique de la dOCUMENTA (13), se dégage de la mise en scène de ces trois éléments : il s’agit d’une interrogation de l’espace qui émerge entre le passé et le présent, dans laquelle l’oeuvre d’art offre au visiteur une expérience subjective. C’est d’ailleurs ce que suggère le titre de cette brise qui est en fait une oeuvre du Britannique Ryan Gander : I Need Some Meaning I Can Memorise (The Invisible Pull) (2012).

La dOCUMENTA (13) est animée par une posture intellectuelle, par un parti pris pour la recherche et l’engagement. Le premier des trois tomes qui forment le catalogue est principalement composé des cent notes ; ces cahiers qui ont été publiés au cours des deux années qui ont précédé l’ouverture de cette exposition (avec notamment des contributions de Walter Benjamin, György Lukács, Ian Wallace et Lawrence Weiner). L’intégration de la science à la manifestation répond aussi à cette préoccupation, que ce soit par les démonstrations du physicien quantique Anton Zeilinger, ou encore par les travaux artistiques et horticoles du prêtre Korbinian Aigner, qui a créé de nouvelles espèces de pommes alors qu’il était détenu dans un camp de concentration.

Polycentriste et ouvert, l’événement a pris place dans une trentaine de lieux à Cassel et dans trois autres villes (Kaboul, Alexandrie et Banff). Si cette ambitieuse entreprise se révèle au final cohérente, c’est en mettant de l’avant l’expérience vécue de l’espace et du temps. Cette expérience peut prendre sens de la rencontre du geste de l’artiste et du lieu. Le Canadien Gareth Moore s’est ainsi installé au printemps 2010 dans l’aire d’entretien du parc Karlsaue. À partir d’objets récupérés localement, Moore a aménagé A Place – near the buried canal : un curieux campement aux allures de complexe de villégiature avec son kiosque d’accueil, sa boutique/salle de méditation, sa chambre à louer et ses sentiers de randonnée. Theaster Gates a, quant à lui, investi une maison vacante, endommagée durant la Seconde Guerre mondiale. En plus d’animer cette ancienne maison bourgeoise par la musique et la performance, il lui a redonné vie en recyclant des matériaux trouvés à Cassel et à Chicago.

Dans This Variation (2012), Tino Sehgal décline cette idée du « ici et maintenant » en s’appropriant le vocabulaire du divertissement. Dans une salle plongée dans le noir, à laquelle on accède par l’arrière d’un hôtel, des interprètes dansent et chantent un répertoire qui comprend Give It 2 Me de Madonna, évoquant la manière des « glee clubs » ou encore les « flashmobs ». Sehgal met en scène ces pratiques artistiques citoyennes, basées sur l’adaptation de produits culturels, pour aborder la complexité des problématiques économiques et leur impact dans nos vies. Les chansons sont donc entre-coupées d’interludes parlés sur la définition du revenu (un travail non rémunéré constitue-t-il un revenu ?) ou encore sur la surproduction et la surconsommation (s’il y avait chaque jour un nouvel iPod, voudrais-je m’en acheter un quotidiennement ?).

The Refusal of Time (2012) de William Kentridge se positionne à contre-courant des effets de mode que Sehgal remet en question. Sur une musique envoûtante, au rythme des mouvements de l’improbable machine se trouvant au centre de la salle, cette oeuvre d’art totale donne à voir, à l’aide de plusieurs projecteurs, une succession de vignettes où la vidéo et le dessin s’entremêlent. L’idée du temps est déconstruite au fil de scènes burlesques se jouant des tensions sociales, d’allusions au progrès, d’autoportraits où l’artiste se confronte à lui-même et d’une procession qui ouvre sur une éternelle continuité.

La guerre s’impose comme un des leitmotivs de l’exposition. L’installation vidéo A Brief History of Collapses (2011-2112) de Mariam Ghani explore simultanément sur deux écrans l’architecture d’anciens palais : le Fridericianium et le Dar ul-Aman à Kaboul. Incarnant tous deux la reconstruction et la modernisation, le premier est devenu un musée alors que le second, appelé à devenir un parlement moderne, est en ruine à cause des guerres dans ce pays. Au coeur du Karlsaue, Sam Durant a construit ce qui semble être une structure de jeu, mais qui se révèle être un échafaud destiné à la pendaison – rappelant l’exécution du dictateur Saddam Hussein. Dans l’une des maisons construites pour l’occasion dans le parc, le film Continuity (2012) d’Omer Fast suit un couple d’âge moyen qui va chercher ce que l’on croit être leur fils soldat revenant d’Afghanistan ; ce récit se multiplie et évolue, tout en s’amorçant toujours de la même façon, laissant croire qu’il s’agit d’un fétichisme sexuel. Alter Bahnhof Video Walk (2012) de Janet Cardiff et George Bures Miller invite le spectateur à suivre, à l’aide d’un iPod, une narration vidéo qui prend place dans la gare Hauptbahnof, ce qui donne lieu à d’étranges moments. Ponctué de chorégraphies et de musique, ce récit traite sur le ton de l’intimité de la mémoire de la guerre qui hante l’Allemagne contemporaine.

Excaver la modernité

Autant la dOCUMENTA (13) démontre qu’une thématique n’est pas essentielle pour orchestrer une exposition intelligente, autant la Manifesta 9 rappelle qu’un thème peut engendrer un dialogue entre les oeuvres, ainsi qu’avec leur contexte de présentation. À partir du lieu de la neuvième biennale européenne, l’édifice central du complexe minier André Dumont à Genk, le commissaire Cuauhtémoc Medina a construit une histoire de la production. Acteur majeur de la révolution industrielle, le charbon est ici le déclencheur d’une exposition en trois temps. La section patrimoniale regroupe des artefacts et des documentaires d’époque détaillant la dureté des conditions de travail des hommes dans les mines, mais aussi des enfants qui y ont oeuvré et parfois perdu la vie. Le charbon fait ensuite l’objet d’une dizaine de récits sur le sujet du travail minier à travers la modernité artistique. L’une de ces histoires de l’art est centrée sur Alexey Stakhanov, ce Soviétique qui aurait produit 102 tonnes de charbon en moins de six heures (au lieu des 6,5 tonnes habituelles par quart de travail), ce qui fut récupéré dans le cadre d’une campagne de propagande. On s’étonne au passage du nombre d’artistes qui ont utilisé le charbon comme matériau, dont Bernar Venet, Robert Smithson et Richard Long. Les luttes sociales plus récentes associées au travail minier sont abordées, entre autres, par les portraits de mineurs en anges de Igor Grubić.

La section contemporaine est consacrée à des oeuvres portant sur les restructurations de la production depuis le début du 21e siècle. La domination chinoise, sans doute la dynamique globale la plus importante, est abordée par Jota Izquierdo et Paolo Woods. L’installation Capitalismo amarillo: Special Economic Zone (2011-2012) de Izquierdo retrace l’itinéraire des biens de consommation qui sont vendus dans les rues de Mexico City et de Valence jusqu’à leur point de départ : la zone économique spéciale de Guangzhou. L’artiste présente ces produits de mauvaise qualité, pour la plupart des copies des grands noms de la mode (du portefeuille aux étiquettes qui identifient les vêtements), accompagnés de vidéos décrivant les flux de ces marchandises. La couleur jaune, que l’on retrouve dans le titre et dans le dispositif, renvoie à l’expression « péril jaune » qui désigne la menace chinoise. Transportant la question en Afrique, Woods a réalisé une série de portraits photographiques intitulée Chinafrica (2007), qui montre la relation de pouvoir entre des investisseurs chinois et des politiciens ou des ouvriers africains.

La décentralisation de la production est le sujet de la vidéo Avalon (2011) de Maryam Jafri, qui se penche sur la production et la consommation de vêtements et d’accessoires fétichistes. Remontant la chaîne, Jafri interroge une designer industrielle anonyme qui est responsable de la conception de jouets pour adultes plus qu’avertis, ainsi que le propriétaire d’une usine de vêtements de cuir en Asie, dont certains employés croient qu’ils fabriquent des produits destinés à l’armée américaine.

Le refuge de l’art

On ne peut s’empêcher de voir ces manifestations européennes comme des réactions à la crise économique actuelle. Alors que la dOCUMENTA (13) a déclaré son scepticisme quant à la croyance en la croissance économique, la Manifesta 9 a mis en lumière la complexité des dynamiques de production d’un point de vue historique, en insistant sur la question des inégalités socioéconomiques. Réfutant une vision de l’art comme valeur refuge, ces événements ont réaffirmé pour leurs visiteurs l’intérêt du tourisme culturel, tout en montrant que l’art peut résister à sa propre marchandisation.

 

Laurent Vernet est doctorant en études urbaines au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique. Ses recherches portent sur la vie sociale des oeuvres d’art dans les espaces publics montréalais. Depuis 2009, il est agent de développement culturel au Bureau d’art public de la Ville de Montréal.