Marie-Ève Marchand
N° 109 – hiver 2015

Le diorama comme processus artistique

Dans un salon parisien du 18e siècle, un renard trône sur l’assise d’une duchesse. L’animal paraît absorbé par la présence du pigeon qui, les ailes déployées, se pose sur la traverse finement moulurée du dossier de ce lit de repos. Ou peut-être s’apprête-t-il plutôt à s’envoler ? Au centre d’une salle de réception aux murs tendus d’étoffe cramoisie, deux cervidés s’affrontent tandis que des invités royaux assistent au spectacle. Ces deux oeuvres de la série Fables (2003-2008) de Karen Knorr, la première mise en scène dans une pièce aux boiseries provenant de l’hôtel de Broglie exposée au Musée Carnavalet et la seconde dans le Salon rouge du château de Chambord, ne sont pas, à proprement parler, des dioramas. Il s’agit plutôt de photographies où des animaux naturalisés occupent non plus un environnement naturel recréé de toutes pièces en vue d’être exposé au musée, mais plutôt des intérieurs domestiques, tout aussi construits et institutionnalisés, des period rooms.

Réfléchissant aux liens qui unissent taxidermie et diorama, Giovanni Aloi remarque que plusieurs artistes contemporains, dont Knorr, tournent l’objectif de leur caméra vers ce dispositif muséographique dans une démarche qu’il décrit comme une tentative afin de briser la « continuité avec la vie » qui rend cette exposition si séduisante 1. Aloi, pour qui Fables présente des animaux qui se sont échappés du  diorama, soutient que Knorr travaille à l’extérieur de ce dernier d’une manière qui déconstruit l’illusion et révise la signification contemporaine de cette stratégie de mise en exposition. Jouant sur le double sens du terme shot (signifiant à la fois « tir » et « cliché »), Aloi suggère que la photographie permet à Knorr de ramener aux étapes de production du dispositif le « coup de feu » du chasseur qui abat l’animal présenté dans le diorama 2.

Même si Knorr ne semble pas revendiquer la parenté entre son oeuvre et le diorama, une lecture des mises en scène de Fables permet de comprendre comment les photographies de l’artiste révèlent la dimension construite de ce dispositif 3. Toutefois, le lien entre l’oeuvre de Knorr et le diorama ne se réduit pas à une critique de cette construction muséographique et des enjeux institutionnels et idéologiques qu’elle suppose. Au contraire, parce que l’artiste ne produit pas un nouveau diorama, mais revisite plutôt les modalités mêmes de ce type de mise en forme de l’espace au profit d’un autre dispositif, celui de la photographie, et ce, en vue de réaliser une autre construction spatiale à travers la photo elle-même, nous croyons que Knorr met à profit les possibilités offertes par le diorama pour sa pratique contemporaine. Ainsi intégré dans la production photographique de Knorr, le diorama n’est plus le but et participe plutôt de la démarche artistique : il est réinvesti en tant que processus.

Nous sommes alors tentés de reformuler la question « qu’est-ce que le diorama en art contemporain ? », pour plutôt nous demander : comment le diorama peut-il informer les pratiques artistiques contemporaines ? En plus de contribuer à montrer comment s’opère le nouveau déplacement épistémologique de ce dispositif, traiter le diorama en tant que processus nous permettra d’envisager sous un autre angle l’actualité artistique de ses modalités et ainsi le repositionner dans le champ de la culture visuelle.

Précisons d’abord que le type de diorama dont il est question ici n’est pas celui inventé par Daguerre et Bouton, en 1822, mais plutôt son « parent » muséal qui, reconstituant un environnement naturel en trois dimensions dans un espace encadré et souvent fermé d’une vitrine, peut aussi être nommé « diorama d’habitat »4. Le premier point commun entre ce dispositif et l’oeuvre de Knorr est la mise en scène d’animaux préservés grâce à la taxidermie. Toutefois, ajoutant un second degré de manipulations au montage, nécessaire à une telle représentation de la faune dans son habitat, Knorr introduit des espèces – des oiseaux, des insectes ou des animaux photographiés dans d’autres contextes comme le jardin zoologique – au moyen de retouches numériques. Opérées « après coup » (ou après le tir/cliché pour reprendre la logique d’Aloi), ces modifications montrent la dimension construite du diorama, tout en mettant à profit le montage qu’il suppose, mais en le dématérialisant. Ces réunions de différentes espèces ajoutent parfois à l’incongruité de l’ensemble, un effet d’ailleurs associé au diorama d’habitat où des animaux qui ne pourraient pas être vus simultanément dans la nature sont parfois présentés côte à côte. Par ailleurs, si les animaux paraissent libres dans les photographies de Knorr, ils n’en sont pas moins confinés au cadre de la prise de vue qui, à l’instar des limites de la « boîte » du diorama, circonscrit la représentation de l’environnement proposée au regard du visiteur.

Dans le diorama d’habitat, les animaux occupent un environnement qui recrée la faune dans laquelle ils vivent à l’extérieur de l’enceinte muséale. Les éléments de décor comme les végétaux et les rochers artificiels sont conjugués à un arrière-plan peint en trompe-l’oeil dont les extrémités sont généralement arrondies afin d’ajouter à l’illusion de profondeur. Or, les animaux mis en scène par Knorr occupent un autre espace : l’espace domestique. Dans plusieurs des clichés de la série Fables, ces lieux sont des period rooms, dispositif qui peut être considéré comme le pendant « domestique » du diorama 5. L’examen de la signification des lieux et la remise en question des institutions muséales sont des thèmes qui traversent l’ensemble de l’oeuvre photographique de Knorr. Ici, en conjuguant le diorama et la period room à travers la mise en scène et la prise de vue, Knorr révèle bien sûr la dimension construite de ces deux dispositifs et commente le musée lui-même, ses pratiques et ses stratégies muséographiques. Mais, ce faisant, elle exploite aussi le potentiel esthétique de ces deux types de reconstitutions de l’espace en vue de mettre en forme un nouvel environnement. Ce dernier, bien qu’apparemment désordonné en raison de la présence des animaux, trouve son principe de cohérence dans la photographie dont l’équilibre visuel est assuré notamment par l’harmonie des couleurs et les proportions classiques des cadrages.

À travers la photographie, Knorr produit une image à partir de deux stratégies de mise en exposition, elles-mêmes intimement liées à l’image. En effet, développant le concept de muséographie analogique en lien avec le diorama et ses dérivés, Raymond Montpetit a bien montré comment une image peut être composée « d’objets tridimensionnels scénographiés »6. Ainsi, le diorama, dont l’efficacité visuelle repose en partie sur le réalisme du fond peint (donc une représentation picturale du paysage), propose une image idéalisée d’un milieu naturel, tout comme la period room propose l’image idéalisée d’un environnement culturel, historique et généralement domestique. Proposant une mise en abyme de représentations, Knorr initie une série de substitutions qui, en plus de remettre en question la valeur idéale des images proposées par le diorama et la period room, exploite les possibilités de ces deux dispositifs pour la création d’une oeuvre actuelle.

D’emblée, la surface de la photographie en tant qu’objet remplace la surface de la vitrine. Confronté à cette dernière, le visiteur n’a pas accès à la profondeur du diorama (ou de la period room dans certains cas). Face aux tirages grand format des oeuvres de la série Fables, le visiteur est également confiné à l’extérieur du dispositif, puisque la profondeur spatiale est réduite à un plan bidimensionnel. Knorr remet toutefois en jeu la relation entre l’illusion de profondeur et l’effet de surface inhérente au diorama, et ce dans les modalités mêmes de présentation de son oeuvre. En exposant ses photographies dans les lieux où elles furent prises, Knorr propose au visiteur d’entrer dans l’espace de l’image et ainsi occuper la place de l’animal dans le diorama/period room.

Voilà qui suggère une certaine interchangeabilité de l’humain et de l’animal. En substituant l’environnement « naturel » du diorama à celui hautement codifié des intérieurs domestiques français de l’Ancien Régime dans plusieurs des photographies de la série Fables, Knorr évoque bien sûr le principe même de la fable littéraire dans sa dimension critique et moralisatrice. Mais, plus encore, l’artiste joue sur l’ambiguïté de la place accordée au sujet dans les deux stratégies de mise en exposition qui informent la mise en scène qu’elle photographie. En effet, un diorama d’habitat ne peut exister sans la présence des animaux qui sont le sujet premier du dispositif, bien qu’ils soient nécessairement morts. Au contraire, dans la period room telle que présentée au musée, non seulement la présence de l’occupant n’est pas nécessaire, mais elle est le plus souvent évacuée de l’exposition ou parfois évoquée à travers la présentation de quelques traces d’usage qui suggèrent un mode de vie passé 7. En conjuguant diorama et period room dans son travail, Knorr expose sur un mode à la fois ludique et satirique la relation paradoxale entre nature et culture, qui a cours dans ces deux dispositifs, tout en investissant la valeur plastique de cette relation pour la prise de vue.

En remplaçant les sujets humains ou les traces d’usage dans les period rooms, les animaux de la série Fables semblent subvertir l’ordre des lieux dont l’organisation répond à la fois aux codes sociaux de la haute société française du 18e siècle et à ceux du musée, d’où une double critique, sociale et institutionnelle, de la part de Knorr. Toutefois, leur présence au milieu du mobilier, des objets décoratifs et des tableaux peut aussi être interprétée comme un clin d’oeil au goût victorien pour les animaux empaillés en tant qu’éléments de décor dans la demeure. Ainsi, d’une manière inattendue, en retravaillant les modalités du diorama et de la period room, Knorr évoque aussi le contexte historique dans lequel ces derniers prennent de l’essor.

À travers ses mises en scène, l’artiste pose en outre un regard autoréférentiel sur le diorama et la photographie. Toujours au 19e siècle, alors que la vitesse d’obturation n’est pas encore assez rapide pour capter des animaux en action, des oiseaux en vol par exemple, certains photographes animaliers disposent des bêtes empaillées dans la nature afin de réaliser leurs clichés, notamment pour produire des vues stéréoscopiques. Albert Eide Parr et Karen Wonders suggèrent que cette pratique est un précurseur du diorama8. Parce qu’ils permettent la création d’images où des animaux naturalisés rencontrent des oiseaux photographiés en vol puis ajoutés numériquement, les procédés privilégiés par Knorr renvoient à la fois aux origines du diorama et à l’histoire de la photographie.

Avec la série Fables, Knorr ne fait pas que proposer une critique, même indirecte, du diorama en tant que dispositif muséal de mise en exposition ; réinvestissant certaines de ses particularités formelles et conceptuelles, elle active et actualise les modalités du diorama dans sa pratique artistique. Alors qu’il est lui-même intimement lié aux développements de la photographie et aux modes de production et de présentation de l’image au 19e siècle, le diorama informe ici la production d’une oeuvre photographique actuelle.

 

Diplômée de l’Université de Montréal, Marie-Ève Marchand a complété une thèse de doctorat en histoire de l’art examinant la spécificité matérielle, spatiale et temporelle de la period room comme dispositif muséal. Ses recherches portent sur les enjeux épistémologiques des stratégies de mise en exposition des arts décoratifs ainsi que sur les renouveaux historiques dans la culture matérielle américaine du dix-neuvième siècle, notamment dans les musées d’art et les intérieurs domestiques aux États-Unis.

 


  1. Giovanni Aloi, Art and Animals. Londres et New York, I.B. Tauris, 2011, p. 29.
  2. Ibid.
  3. Rebecca Comay évoque elle aussi les liens entre le travail de Knorr et le diorama lors d’une entrevue avec l’artiste. Knorr ne commente pas cette idée. Comay et Knorr, « Natural Histories : Karen Knorr in conversation with Rebecca Comay, 2002 », janvier 2002, http://www.fillesducalvaire.com/texts/Knorr_92-1.pdf.
  4. Karen Wonders, « The Illusionary Art of Background Painting in Habitat Dioramas », Curator : The Museum Journal, vol. 33, no 2, 1990, p. 90; Raymond Montpetit, « Une logique d’exposition populaire : les images de la muséographie analogique », Publics et Musées, no 9, 1996, p. 65.
  5. Voir notamment Albert Eide Parr, « Habitat Group and Period Room », Curator, vol. 6, no 4, 1963, p. 325-336.
  6. Raymond Montpetit, op. cit., p. 57.
  7. Les villages historiques animés sont différents. Il arrive aussi que des mannequins soient présentés dans les period rooms, une pratique qui est toutefois peu employée dans les musées d’art.
  8. Albert Eide Parr, op. cit., p. 325; Karen Wonders, « Exhibiting Fauna – From Spectacle to Habitat Group », Curator : The Museum Journal, vol. 32, no 2, 1989, p. 136.