Pierre Rannou
N° 107 – printemps-été 2014

Denise Dumas. Déconstruction de la coiffeuse

Unités de transfert / Transfer Units
Plein sud, centre d’exposition
En art actuel à Longueuil
25 Janvier—
1er Mars 2014


 

L’exposition Unités de transfert / Transfer Units, proposée par Denise Dumas à Plein sud, s’organise en deux temps : d’une part, Famille, une oeuvre installée au mur, et d’autre part, Muthere. Deux ou trois choses que je sais d’elle, une installation qui occupe l’ensemble de l’espace. Le travail de l’artiste d’origine québécoise, résidant maintenant aux États-Unis, se présente comme une réaction à la mort récente de sa mère, une façon d’accomplir le travail de deuil en quelque sorte, un déplacement de ses affects.

En pénétrant dans l’espace de la galerie, à laquelle l’éclairage tamisé confère un caractère de recueillement, on perçoit d’abord Famille, une oeuvre réalisée en utilisant des sections de lambris. L’artiste n’a pas cherché à tirer parti de l’habituelle fonction décorative et ornementale du matériau. Elle recourt plutôt à son apparence structurale, suggérée par les cadres qui s’y trouvent. L’oeuvre murale se compose de trois éléments distincts. Au centre, la pièce maîtresse est constituée de panneaux de dimensions différentes et entre lesquels sont laissés de petits interstices. L’ensemble produit un rectangle vertical sur lequel se dessine en noir la forme de ce qui semble être un meuble. Trois morceaux ont été prélevés à cette forme primordiale et ont été placés, à une certaine distance, de chaque côté de celle-ci. À sa droite, on retrouve la partie centrale du rectangle posée à l’horizontale et, à sa gauche, les deux coins supérieurs ramenés l’un sur l’autre, tête-bêche par rapport à leur position initiale.

La section se retrouvant à droite induit efficacement dans l’esprit du visiteur, tant par sa couleur que par son basculement sur le côté, l’idée du corps mort de la mère. Notre lecture de la partie centrale s’en trouve dès lors modifiée ; l’apparition du vide au coeur du rectangle se lisant maintenant comme le point d’origine de l’éloignement mutuel des composantes de cette famille. Il n’y a que les deux morceaux superposés situés à sa gauche qui semblent résister à l’éclatement de la cellule centrale, allusion probable à la gémellité de l’artiste.

En se retournant vers le centre de la pièce, on remarque immédiatement que l’installation Muthere se déploie autour d’un élément central, un meuble d’aspect ancien que l’artiste a déboîté, rendant difficile son identification. Ce n’est qu’en en faisant le tour que des indices nous permettent de déduire qu’il s’agit de la base d’une coiffeuse, dont les autres composantes sont utilisées dans les autres éléments de l’installation, leur donnant tous un petit air de parenté. On réalise, dès lors, que la silhouette du meuble apparaissant au centre de Famille  était celle de cette coiffeuse. Sise sur un socle bas et lumineux, la coiffeuse conserve ses dimensions humaines tout en acquérant une aura de mystère. Le choix de cette pièce de mobilier n’est pas anodin. Acquise par l’artiste chez un antiquaire, la coiffeuse évoque, pour elle, la figure de la féminité et plus directement celle de la mère. Son démembrement pourrait se lire comme une sorte de dépouillement du cadavre maternel, mais il n’en est rien. D’ailleurs, le titre de l’oeuvre, Je me souviens, évoque plutôt l’idée d’une intériorité, d’une retenue ; un refus de s’épancher, de se livrer à une exhibition de l’expérience intime. Si le titre pointe du côté de la réminiscence, la présence d’une  clé à demi enfoncée dans une masse compacte blanche, dans un des tiroirs entrouverts, nous indique sans l’ombre d’un doute que les secrets resteront protégés, à jamais cryptés.

Une des forces du travail de Dumas est de nous interpeller sans jamais nous imposer une expérience formatée. Ainsi, certains pourraient avoir envie d’explorer les multiples hantises qui traversent l’exposition (aussi bien sous la forme textuelle, comme dans les titres de certaines composantes de l’exposition, que sous la forme de référence visuelle, que ce soit à Marcel Duchamp ou à Man Ray) et d’autres, la reconstitution de la vie d’une femme à travers une succession de stations évoquant ses états matrimoniaux successifs ou les corvées maternelles (la mariée, la maternité, l’allaitement, la mise au berceau, etc.), sans que l’une ou l’autre de ces démarches n’épuisent la richesse des suggestions disséminées par l’artiste dans chacun des éléments de l’oeuvre et dans leur interaction dans l’espace.

C’est probablement à cet égard qu’il faut être le plus attentif au travail de Dumas. Tirant habillement parti des ressemblances formelles de certaines composantes, elle crée des points de tension dans l’espace, comme si les éléments s’interpellaient de part et d’autre de la pièce centrale. À titre d’exemple, l’élément intitulé Le violon qui ne joue pas, réalisé à partir de la pièce de bois placée à l’origine derrière le miroir de la coiffeuse, propose, sur son côté face, une forme de torse de femme enceinte alors que son côté dos comporte des esses rappelant les ouïes de violon dont Man Ray avait affublé le portrait de Kiki de Montparnasse pour son célèbre Violon d’Ingres. Dans l’espace, il est littéralement opposé à Berceau / Chaloupe qui est construit à partir de la même forme et qui se rapporte à un moment post enfantement. Installé près de Transfert, élément en résine ayant absorbé le tain du miroir de la coiffeuse et reprenant la forme de torse caractéristique du Violon qui ne joue pas, le berceau peut aussi se lire comme une matrice. De la même façon, La mariée, dont l’allusion à la Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp est évidente, elle entre en relation avec Coulée, une projection lumineuse, qui fait aussi référence à Duchamp, à travers Réfraction lumineuse, qui, selon l’artiste, évoque le Nu descendant l’escalier du peintre français.

Bien que Cette nuit-là, qui plastiquement rappelle un parchemin ancien qui s’effrite, semble, en fin de parcours, sceller l’exposition et indiquer qu’elle se referme sur elle-même, le travail d’association complexe existant entre les différentes composantes de cette dernière la maintient dans un esprit d’ouverture. La capacité poétique d’évocation, au coeur de la conception d’Unité de transfert / Transfer Unit, en fait sa grande richesse et une stimulante invitation à faire l’expérience de la construction du sens.

 

Critique et historien de l’art, Pierre Rannou agit à titre de commissaire d’exposition. Il a publié quelques essais, a participé à des ouvrages collectifs, a rédigé plusieurs opuscules d’exposition et a collaboré à différentes revues. Il enseigne au département d’histoire de l’art et au département de cinéma et communication du cégep Édouard-Montpetit.