Rosalie Chartrand

Dawit L. Petros, Spazio Disponibile

Galerie de l’UQAM
Montréal
4 novembre 2022 –
21 janvier 2023
L’autrice de ce texte est lauréate du concours Critiques de la relève, une collaboration entre le Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, dans le cadre du cours de premier cycle L’art actuel (HAR 3220) et la revue ESPACE art actuel.

Trois ans après son lancement à la Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto, l’exposition Spazio Disponibile de l’artiste Dawit L. Petros, commissariée par Irene Campolmi, achève sa circulation en Amérique du Nord à la galerie de l’UQAM. Véritable voyage qui transporte le spectateur de l’Érythrée au Canada, en passant par l’Italie, Spazio Disponibile tente de dévoiler la présence du spectre impérialiste au sein des architectures, des mouvements migratoires et des industries de ces trois pays. Fidèle à sa démarche pédagogique, l’artiste érythréen, vivant et travaillant actuellement à Montréal et à Chicago, met à profit la photographie, la vidéo ainsi que différents médiums d’impression dans le but de faire ressurgir les liens historiques méconnus qui unissent ces nations. Après de longues années de recherches portant sur l’occupation de l’Érythrée par l’Italie au 20e siècle et les diasporas qui en découlent, Petros présente un corpus infusé d’images d’archives et d’emprunts à la Rivista Coliniale, instrument médiatique du projet expansionniste de Benito Mussolini. Ses créations touchantes, entre le témoignage et le documentaire, font cohabiter passé, présent, modernité et nationalisme au sein de la galerie, et posent finalement un regard critique sur le modernisme et ses liens intrinsèques avec le colonialisme.

La première œuvre qui s’offre au public donne le ton pour le reste de la visite ; le diptyque photographique Untitled (Overlapping and intertwined territories that fall from view I and II, Catania, Italy) (2019) explore la relation des immigrés avec leur terre d’accueil et leur pays natal. L’artiste crée un effet de renversement en présentant des images évoquant l’installation de la population italienne en Afrique et en faisant tenir ces images face à la mer, en direction du sud, par des Érythréens ayant eux-mêmes quitté leur contrée d’origine pour celle de l’ancien colonisateur. L’œuvre rappelle que les migrations engendrées par le colonialisme ne sont pas unilatérales et qu’elles génèrent un échange constant entre l’Afrique et l’Italie.

Ce concept de bidirectionnalité apparaît à maintes reprises dans les compositions de Petros. En effet, plusieurs de ses créations semblent agir comme des miroirs ; elles révèlent les facettes inavouées et sombres des idéologies de conquête. Cette intention est particulièrement tangible dans Untitled (A constant re-telling of the future in the past) (2020, 2021), une œuvre phare de l’exposition constituée de deux séries de photographies exposées l’une face à l’autre (Part I et Part II). Le public découvre, d’un côté, des archives de l’immigration italienne au Canada, de la création d’une communauté italienne au Québec, de l’accueil chaleureux du bras droit de Mussolini par ses partisans installés à Montréal¹. De l’autre côté, il est confronté à des images de l’industrialisation et de l’implantation forcée d’un progrès moderniste en Érythrée. Cette deuxième séquence de clichés agit ainsi comme le reflet critique de la première ; elle souligne l’imposition d’un moule économique par le colonisateur et fait ressurgir un récit annexé par l’histoire officielle.

Les travaux de Petros entretiennent également une esthétique fantomatique qui révèle la survivance d’un passé soi-disant révolu au sein de l’actualité. La série Hillawe Etti Qetsali Tsilalot (Persistent presence of shadows) (2020) matérialise le souvenir d’une domination culturelle à travers les images d’un ancien cinéma érythréen édifié exclusivement pour les Occidentaux. L’intérieur du bâtiment n’est visible que grâce à un faible rayon de lumière ; un faisceau le pénètre et éclaire sa nature impérialiste. L’idée d’un esprit colonialiste persistant est réitérée dans Spectre (La Teleferica) (2020) et Spectre (Floating dock) (2021), deux immenses gravures sur Plexiglas représentant des infrastructures industrielles érigées à Asmara au cours du dernier siècle. Les reproductions du téléphérique et du port de la capitale n’ont cependant pas été tirées de photographies réelles. L’existence de ces installations n’étant que très peu documentée, les deux gravures ont dû être imaginées à partir d’archives fragmentées. Elles suscitent donc une nouvelle conception de l’Histoire ; celle-ci se voit décrite comme une interprétation sélective de traces disponibles, plutôt qu’une science exhaustive.

Spazio Disponibile propose effectivement une relecture des récits historiques dominants afin d’en déceler les lacunes. All at one point (Casa Study I) (2020), une des deux œuvres vidéo présentées, traite d’une perte de mémoire collective ; la narration par Geometra Petros, spécialiste de l’architecture coloniale d’Asmara, informe sur la méconnaissance dont font preuve les générations italiennes plus récentes quant à la colonisation de l’Érythrée. Mais le court métrage suggère d’abord et avant tout un regard sur soi et sur le Québec. À travers une analyse architecturale de la Casa d’Italia, un centre communautaire édifié à Montréal en 1936 selon un modèle rationaliste et typiquement fasciste, l’expert dévoile la présence au 20e siècle d’une idéologie impérialiste italienne au sein de la métropole québécoise.

Si le travail de Petros tire sa force d’une sémantique réfléchie dont les strates de compréhension sont multiples, il semble que l’exposition aurait bénéficié de cartels légèrement plus élaborés. On doit pourtant reconnaître que cette épuration du texte explicatif résonne avec la disposition aérée des œuvres. Libéré de toute contrainte, le spectateur se promène d’une création à l’autre sans devoir respecter un parcours prédéterminé. Le centre dégagé des salles devient un lieu de réflexion, de méditation et de voyage, une passerelle entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, tout en évoquant l’idée de « l’espace disponible » convoité par les empires coloniaux. C’est ainsi que Spazio Disponibile réussit à générer une discussion sur le territoire, son industrialisation, son architecture et ses populations, sans pour autant dicter un fil de pensée.

Finalement, en proposant un regard rétrospectif sur les pratiques colonialistes qui modèlent encore les réalités contemporaines, le projet de Petros se profile dans l’actualité politique et s’ancre dans les débats suscités par la remontée récente des idéologies nationalistes. Spazio Disponibile soulève effectivement des questions d’une importance fondamentale. Quels sont les impacts durables des mouvements impérialistes modernes ? Comment ces mentalités se traduisent-elles à notre époque ? Et surtout, pouvons-nous, à travers une prise de conscience collective du passé, épuiser les dominations culturelles et géographiques ?

 

¹L’homme en question est Italo Balbo, ministre de l’aéronautique sous le gouvernement fasciste, et gouverneur de la Lybie italienne jusqu’en 1940.


 

Rosalie Chartrand est étudiante au baccalauréat en histoire de l’art de l’Université de Montréal. Elle a complété un DEC en arts visuels, au Cégep du Vieux Montréal, et poursuit sa carrière d’artiste parallèlement à ses études, notamment en participant à des projets d’exposition. Elle est également médiatrice au Musée d’Art contemporain de Montréal.

 

Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.
Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.
Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.
Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.
Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.
Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.
Spazio Disponibile, 2022. Vue de l’exposition de Dawit L. Petros, Galerie de l'UQAM. © Galerie de l’UQAM.