Nathalie Daniel-Risacher
N° 102 - hiver 2012

Daniel Buren, Les deux plateaux. Une restauration controversée

Les deux plateaux est une oeuvre décidemment placée au coeur des controverses de son temps. Contestée au moment de son installation en 1985, elle l’est encore en 2007 au moment où la question de son entretien et de sa conservation est posée à l’État par l’artiste lui-même sous la forme d’un ultimatum : une restauration ou la destruction. Devant la dégradation des colonnes, la panne des systèmes hydraulique et électrique, Buren dit éprouver « de la honte » à l’égard des milliers de visiteurs qui, chaque année, à l’occasion, par exemple, de circuits touristiques, font un détour par la cour d’honneur du Palais Royal.

Cette controverse a un mérite : celui de questionner le statut de l’oeuvre en elle-même, d’interroger les droits et devoirs des artistes et des propriétaires (champ juridique), de soulever aussi le problème du lien entre le pouvoir et la création artistique.

Une genèse mouvementée

Une grande oeuvre ne fait-elle pas toujours polémique ? En 1981, lorsque Jack Lang est nommé par François Mitterrand à la tête d’un ministère de la Culture alors renaissant, celui-ci entend bien promouvoir une culture « de gauche » permettant de sortir l’art de ses sentiers élitistes pour lui permettre de rencontrer le grand public. L’enfermement de l’art dans les galeries et les musées est un phénomène relativement récent en Occident. Jusqu’aux avant-gardes de la fin du XIXe siècle, on rencontre les artistes dans les Salons, on contemple leurs productions dans les églises, dans les rues ou sur les monuments publics (statues équestres, La Danse de Carpeaux sur la façade de l’opéra Garnier, par exemple). La modernité a instauré une rupture en professionnalisant et en privatisant le monde de l’art, en créant aussi de toutes pièces le mythe de l’indépendance de l’artiste (devenant maudit par la même occasion) : l’artiste est désormais inaccessible au grand public. Représentées et défendues par des marchands, ses oeuvres ne se rencontrent que dans les galeries, les musées et les salles de spectacles que seul un public averti fréquente, tandis que tous les financent au moyen de l’impôt.

Jack Lang est animé d’un projet et défend un credo : l’accès à l’art est un droit pour tous. Pour inaugurer ce programme, il choisit, pour la cour d’honneur du Palais Royal, un programme in situ. Cet ensemble architectural de style classique, qui abrite depuis 1959 les bureaux du ministère de la Culture, a été défiguré par l’installation d’un stationnement. Il s’agit de concevoir un projet qui puisse rendre l’espace aux badauds tout en préservant l’identité du cadre patrimonial. À l’issue d’une sélection animée, le choix du Ministère se porte sur Daniel Buren, artiste qui n’hésite pas à intervenir dans l’espace public en recouvrant, depuis les années 1960, palissades et panneaux publicitaires de ses fameuses bandes rayées de 8,3 cm de large. Il installe dans la cour convexe de  3000m2 un dispositif destiné à abolir la déclivité du plateau par l’alignement de 260 polygones de hauteurs différentes, enracinés dans un second plateau souterrain lui-même irrigué et mis en lumière. Buren, par son action urbaine, connaît déjà les problématiques liées à la question de l’usage de l’oeuvre et à sa naturelle dissolution.

Un insoluble paradoxe

Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt défend la distinction entre le produit du travail et l’oeuvre. Alors que l’un fournit des objets consommables, soumis à l’usure et à la disparition, l’oeuvre au contraire se reconnaît en ce qu’elle ne se dissout pas – ni théoriquement ni pratiquement – dans son utilité. Sa durabilité confine à l’immortalité : les oeuvres de l’art se contemplent et ne sont pas manipulées. L’usure naturelle les affecte néanmoins : la pierre s’érode, la couleur se défraîchit, le papier s’effrite. Mais l’effet du temps est lent et peut être ralenti encore par l’effort de conservation. Ce constat est valable pour l’art des musées ; il l’est encore pour la statuaire publique quand celle-ci, pour reprendre l’expression de Benjamin (L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique), dispose d’une « aura » qui la protège en partie du vandalisme. Mais qu’en est-il de l’oeuvre in situ qui, par sa définition même appartient à un environnement, est destinée à la fréquentation publique et remplit même une mission citoyenne (l’espace de l’oeuvre est mis à la disposition de ses usagers comme un espace de jeux et de rencontres) ? Qu’elle s’abime, qu’elle soit victime de déprédations, qu’elle soit détournée ou simplement utilisée sont donc inévitables. L’Iranien Siah Armajani, dans son Manifeste sur la sculpture publique dans le contexte de la démocratie américaine, explique que la sculpture a investi au XXe siècle un nouvel espace et étendu son champ à l’expérience sociale. Paradoxalement, elle est désormais livrée à l’usage et, perdant du même coup son caractère sacré, elle subit le sort de tout objet manufacturé. Ce sort émeut néanmoins dans la mesure où il entre en contradiction avec l’essence de l’oeuvre. Les polygones disposés dans l’enceinte de la cour du Palais Royal par Buren sont l’objet d’un usage intense : escaladés, manipulés, tagués, maculés : ils connaissent le sort du mobilier urbain, mais s’en écartent aussi du fait de leur statut. La sculpture contemporaine, en se réinventant, doit affronter le problème de sa durabilité mise à mal.

Une oeuvre en entraîne une autre

En 2007, Daniel Buren dénonce un abandon par les propriétaires de l’oeuvre (le ministère de la Culture, c’est-à-dire l’État) de son patrimoine. Plus largement, c’est le problème de la conservation des oeuvres disposées dans l’espace public (pensons aux oeuvres du 1 %, par exemple) qui alimente la polémique : l’État commanditaire et acquéreur des oeuvres assure l’installation, mais le devoir d’entretien est laissé à l’appréciation des collectivités publiques (il est « recommandé », JORF n°227 du 30 septembre 2006, page 14553, texte no 37). Dans le cas précis des Deux plateaux, Daniel Buren, par voie de presse, s’est indigné de voir son oeuvre défigurée et a réclamé de l’État un engagement aussi bien financier que moral. Dans son discours d’inauguration des Deux plateaux rénovés, Fréderic Mitterrand, alors ministre de la Culture, précisera d’ailleurs que la question de la propriété de l’oeuvre doit plutôt être ramenée à ce qu’elle est, à savoir « une jouissance esthétique et citoyenne ». L’artiste garde la responsabilité morale de son oeuvre quand bien même il l’aurait vendue, charge à l’État et aux citoyens de garantir sa pérennité pour le présent comme pour l’avenir. Cette reconnaissance marque le début d’une renaissance pour l’oeuvre de Buren.

La restauration est décidée et entraîne dans son sillon une nouvelle polémique autour des coûts : ceux-ci sont de cinq fois plus élevés que ne l’était le projet initial et donnent à plusieurs l’opportunité d’interroger de nouveau la légitimité de l’oeuvre. La décision sera prise néanmoins par Christine Albanel et les travaux dureront deux ans environ. Cette période où l’on restaure l’asphalte, les fontaines, les circuits électriques, les grilles, où l’on nettoie les colonnes, sera transformée par Buren en un spectacle vivant : en protégeant le chantier par des palissades rouges percées de fenêtres colorées entourées du motif à bandes blanches et noires, il permet aux promeneurs de suivre l’avancée du chantier, mais aussi de multiplier les points de vue sur l’oeuvre et ses coulisses, dévoilant ainsi au regard le sous-sol qui donne sens au titre de l’installation.

Depuis toujours, Daniel Buren tente de défendre son travail contre « l’usure du regard » qui tend à rendre invisible au promeneur toute installation pérenne. La rénovation aura donné aux Deux plateaux une double visibilité en mettant l’oeuvre au coeur de la polémique et en offrant aux colonnes, si bien installées dans le paysage urbain, une visibilité nouvelle.

 

Nathalie Daniel-Risacher est professeure de philosophie et d’histoire des arts. Après des études de philosophie (spécialité Esthétique), elle a collaboré quelques années avec une galerie d’art contemporain et travaillé à la documentation du Centre Georges-Pompidou (Bibliothèque Kandinsky). Elle enseigne actuellement dans un lycée en Bretagne et organise, à travers des visites et des ateliers, des rencontres entre les artistes et le public scolaire. Les projets débouchent parfois sur des productions intéressantes dans les domaines de la photographie, de la lithographie et de la danse contemporaine. Parallèlement à cet engagement éducatif, elle est bénévole dans un cinéma associatif où, avec d’autres passionnés, elle organise des séances philo/ciné.