André-Louis Paré
N° 121 – hiver 2019

Créer ou non avec les animaux

Depuis l’art rupestre jusqu’aux photographies animalières d’aujourd’hui, sinon aux documentaires télévisuels ayant pour sujet la vie et l’environnement de plusieurs espèces animales, les êtres humains ont toujours représenté, par divers moyens techniques, le vivant non humain. Certes, selon notre perception du monde, qu’elle soit marquée par des légendes, par la religion ou par tout autre discours qui organise notre compréhension du réel, le désir de mettre en image ces autres espèces, familières ou non, est animé par différentes intentions, passant d’une vision magique du monde à une conception plus scientifique dans lesquelles ces bêtes seront considérées parfois comme sujet doté d’une âme, parfois comme objet sans rien d’autre que le corps et ses ressources potentielles à offrir aux humains. Or, dans les multiples pensées animistes ou totémistes des peuples premiers, l’animal non humain a toujours occupé une place prédominante au sein de leur cosmologie, mais dans le monde occidental, où s’est peu à peu imposée une histoire de l’art héritière d’une culture visuelle judéo-chrétienne, la figure animale s’inscrira davantage dans une célébration de la création.

Dès lors, que ce soit à travers les bestiaires médiévaux ou les natures mortes de la Renaissance, mais aussi dans la plupart des œuvres peintes ou sculptées à partir de la modernité, les animaux de toutes espèces seront catégorisés dans une sphère du vivant qui nous en éloigne considérablement. Cette distanciation opérée entre humain et non humain va principalement se faire sentir dans la pensée rationaliste qui, pendant des siècles, considèrera les animaux comme ce qui peut, par comparaison, définir et promouvoir un « propre de l’homme ». Or, cette coupure dans l’ordre du vivant s’est clairement exprimée à travers la pensée de René Descartes (1596-1650). En tournant le dos à la tradition gréco-latine de l’humain comme « animal rationnel », Descartes opèrera une véritable révolution dans l’organisation du vivant séparant désormais l’esprit humain de tout ce qui est corporel, l’amenant ainsi à concevoir les animaux comme des machines. Heureusement, ce dualisme sera contesté par Jeremy Bentham (1748-1832) qui, dans ses considérations sur la souffrance animale, va développer une réflexion basée sur leur aptitude à ressentir comme nous des sensations physiques. Tandis que dans la tradition cartésienne les animaux étaient réduits à leur aspect physique, n’ayant ni langage pour s’exprimer, ni raison pour penser, les animaux, qu’ils soient domestiqués ou sauvages, vont trouver dans leur capacité de souffrir un terrain propice à la bienveillance des humains que nous sommes.

Malgré l’émergence de ce nouveau rapport face à la condition animale, le monde de l’art — comme pour plusieurs autres sphères de la société — a mis du temps à en prendre acte. Dans un texte publié en 2009 et intitulé L’animal à l’épreuve de l’art contemporain : le corps comme matériau 1, Barbara Denis-Morel souligne en quoi plusieurs pratiques artistiques, dont celles de Damien Hirst, Adel Abdessemed, Lee Bul et Sun Yuan & Peng Yu, s’acharnent à exposer, dans certaines de leurs œuvres, les traitements violents que nous faisons subir aux animaux. Ces artistes, et plusieurs autres, se plaisent à nous rappeler les travers d’une humanité peu soucieuse du sort fait aux autres espèces. Aussi, tout en voulant nous montrer crûment la barbarie humaine, ces artistes, en guise de provocation, utilisent le corps animal soit vivant, soit mort, comme matériau. Or, contrairement à ces démonstrations où la vie animale est réduite à un bien de consommation, le dossier de ce numéro 121 tente plutôt de s’approcher de ce que peut être le point de vue animal. Il propose des contributions qui réfléchissent à ce nouvel état relationnel relevant moins d’une culpabilité ou d’un rachat éthique que du désir de construire de nouveaux points de vue.

En 2012, l’historien Éric Baratay a publié un livre ayant pour titre Le point de vue animal (Éd. Seuil). Bénédicte Ramade, responsable de ce dossier, s’est entretenue avec lui sur les idées émises dans cet ouvrage, dont la difficulté d’échapper à l’anthropomorphisme en vue de reconsidérer l’histoire humaine « à l’aune de l’animalité ». Dans son texte, Ramade renchérit sur cet exercice ardu. En présentant les œuvres de Sam Easterson, Pierre Huyghe et du duo Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla, elle émet quelques hypothèses soulignant l’importance de décoloniser la pensée afin d’inventer de nouveaux dispositifs permettant de montrer comment les animaux perçoivent le monde. C’est également le parti pris de certains autres textes dont celui de Martina Caruso qui, à partir d’œuvres vidéographiques de Christoph Keller, Corinne Silva et Basma Alsharif, tente de comprendre le rôle de l’appareil technique dans la manière de raconter la relation entre humain et non humain. Dans la série Animal Lovers de l’artiste-activiste et chercheuse Julie Andreyev, la vidéo est aussi à l’honneur. Le texte de Penny Leong Browne examine, à travers le processus créatif, certaines œuvres de cette série qui reposent sur l’échange interespèces. Elle montre comment la pratique artistique d’Andreyev applique l’éthologie cognitive à l’éthique de la communication au sein d’une pensée post-anthropocentrique.

Dans cette perspective post-anthropocentrique, voire post-humaniste, on ne peut certes pas reconnaître à l’animal un statut d’artiste, mais comme le montre Anne-Sophie Miclo, dans son texte sur Michel Blazy, les animaux peuvent prendre part à l’activité artistique. Depuis plusieurs années, Blazy met en scène des dispositifs « offrant une place importante à l’indéterminé et au vivant ». Le résultat de ce travail est le fruit d’une collaboration dans laquelle les non-humains doivent être considérés comme des agents actifs et non comme des objets. L’œuvre du duo Emily Duke et Cooper Battersby, intitulée Lesser Apes (2011), permet de souligner une autre forme de collaboration entre humain et non humain. C’est ce que nous propose Ray Cronin dans son texte où est soulevée la question de la relation affective — voire sexuelle — entre une primatologue et une femelle bonobo. En proposant l’analyse d’une œuvre performative produite par la compagnie britannique Fevered Sleep, c’est également au sujet d’une communication possible entre les espèces que le texte de Laura Cull Ó Maoilearca est consacré. L’œuvre Sheep Pig Goat met en scène des animaux de ferme en interaction avec des danseurs et des musiciens. L’auteure interroge cette situation d’échanges et le questionnement que cela suscite sur le plan des études animales ainsi que l’abîme qui semble séparer l’humain du non humain. Or si abîme il y a, est-ce une raison pour ignorer le monde animal ? Depuis peu, on redécouvre que tout sur cette planète est interconnecté et que notre vie dépend de la façon dont nous pouvons nous intégrer respectueusement avec d’autres êtres et écosystèmes non humains. L’œuvre gigantesque ON AIR de Tomás Saraceno, présentée récemment au Palais de Tokyo (Paris), en offre un bel exemple. Dans son texte, Marie Siguier s’intéresse tout particulièrement aux œuvres présentes dans la première salle où se trouvent d’immenses toiles arachnéennes. Cette exposition qui s’organise « autour de climats, de flux et glissant du biologique à l’atmosphérique » correspond justement à la vision d’un univers écosystémique dans laquelle l’humanité est invitée à créer de nouveaux liens afin de repenser « la porosité entre humain et non humain ». Ne serait-ce pas la seule façon de redéfinir à nouveaux frais notre humanité ?

Parallèlement à ce dossier, un portfolio d’Agnès Villette jette un regard particulier sur des insectes qui, depuis quelques années, envahissent notre environnement. Elle les présente comme des « étrangers » qui, désormais, posent des enjeux écologiques et économiques importants. Ce portfolio est suivi de trois textes publiés dans la section « Événements » ayant pour sujet la triennale Orange 2018, présentée par Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, l’exposition rétrospective de Rafael Lozano-Hemmer qui s’est tenue, cet été, au Musée d’art contemporain de Montréal et la biennale nationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières. Ce numéro est complété des sections « comptes rendus » d’expositions et d’ouvrages reçus, lesquelles réservent toujours aux lectrices et lecteurs curieux de belles surprises.

 


1. Barbara Denis-Morel, « L’animal à l’épreuve de l’art contemporain : le corps comme matériau », Sociétés & Représentations, n° 27, 2009, p. 155-166. [https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2009-1-page-155.htm]