André-Louis Paré
N° 124 - hiver 2020

Créer à l’ère de l’intelligence artificielle

On aimerait bien que l’intelligence artificielle (IA) vienne combler nos manques, nos hésitations, nos peurs. Qu’elle puisse nous soulager de la lourdeur de l’existence. Que l’IA soit humaine, plus qu’humaine. Mais ne rêvons pas trop. L’IA pourra-t-elle un jour penser à notre place, surmonter nos doutes, décider là où nous avons du mal à choisir ? Pourra-t-elle assumer à la perfection nos imperfections ? Et qu’en est-il dans le domaine de la création artistique ? Si l’IA peut un jour créer de son propre gré une œuvre d’art, imaginer réellement, est-ce à dire qu’elle saura penser mieux que nous ? Parmi tous les discours que génère la place de l’IA dans nos vies, les pratiques de plusieurs artistes, stimulées par le potentiel qu’offrent ces nouvelles technologies, apportent leur lot de réflexions et d’interrogations. Et lorsqu’il s’agit de rendre compte du monde dans lequel nous vivons ou de la situation de l’humain au sein de l’industrie numérique, sa place en tant que sujet autonome, libre et responsable, s’impose.

Avant de considérer ce que nous appelons IA comme une panacée pouvant surmonter les lacunes de notre humanité, la plupart des chercheurs dans ce domaine voient en cet « outil » une capacité extraordinaire de révolutionner le monde du travail, de la santé, de la mobilité et, plus largement, de mieux réguler nos comportements au quotidien. Dans ces différents secteurs, Montréal se veut un chef de file. En effet, la métropole du Québec est aujourd’hui reconnue comme une des villes importantes sur le plan de la recherche en IA. Comme ensemble de techniques associées à la simulation de l’intelligence humaine, l’IA engendre toutefois plusieurs questions à consonance éthique. Certes, depuis le début de l’ère industrielle, chaque nouvel apport technologique induit des situations ambivalentes qui font craindre le pire et qui se traduisent par des pour et des contre. Mais cette fois-ci, le débat porte aussi sur une question de paradigme, celui de la conscience, notamment notre capacité à penser et à créer, laquelle a toujours été considérée comme appartenant à la nature humaine.

Pour pallier un tant soit peu la possible « bêtise » d’un système de pensée allié au consumérisme le plus vil, certains penseurs, comme Bernard Stiegler, s’inquiètent de l’impact de l’IA, par exemple, sur le marché de l’emploi ou de la confidentialité des données. Résultant d’une réflexion approfondie de chercheurs et de citoyens sur les défis de l’IA, la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle (2018) 1 tente justement de rassurer le public en soutenant que cette nouvelle technologie doit toujours demeurer au service du bien-être commun. Conséquemment, la recherche dans le domaine de l’IA, qui avance plus vite que l’on pense, doit rappeler que même si la frontière entre le naturel et l’artificiel devient de plus en plus poreuse, l’obligation éthique demeure primordiale. Dans son livre La terreur et le sublime. Humaniser l’intelligence artificielle pour construire un nouveau monde (Les éditions XYZ, 2019), Ollivier Dyens, professeur à l’Université McGill, se montre, quant à lui, enthousiaste devant ce potentiel extraordinaire de développement technologique 2. Ce qu’il appelle « algoracie » – un monde dominé par les algorithmes – ne doit pas nous effrayer si nous apprenons à le maitriser, si nous réussissons à nous y adapter grâce à notre créativité à ce nouvel environnement. Mais que veut dire créer dans ce contexte ?

Si on se fie à la culture judéo-chrétienne, le mot « création » est d’origine théologique. Créer, c’est d’abord faire advenir quelque chose du néant. Dans le domaine artistique, cependant, l’acte de création puise dans ce qui est déjà là, résultant d’un savoir-faire millénaire et d’une histoire culturelle auxquels s’adjoint, pour citer Gilles Deleuze, « une puissance de vie 3 ». Et que signifie cette puissance lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art issues d’une intelligence non humaine ? Codirigé par Nathalie Bachand, notre dossier présente diverses pistes de réflexion à ce propos. On y trouve six textes signés par des artistes (Sofian Audry, Grégory Chatonsky) et par des historiens et historiennes de l’art (Andreas Broeckmann, Anne-Marie Dubois, David A.J. Murrieta Flores). Il est complété d’un essai du philosophe et chercheur en éthique Martin Gibert et de deux entretiens : un premier avec l’artiste Adam Basanta, par Daphné Boxer, et un deuxième avec le collectif fabric | ch par Nathalie Bachand. Dans son texte d’introduction au dossier, Bachand s’interroge, comme d’autres analystes, sur la justesse de l’emploi du mot « intelligence » afin de désigner cette nouvelle technologie basée sur les algorithmes. Ce que nous identifions à l’intelligence ne serait-il pas davantage une sorte de machine à calculer des données, mieux connue sous le nom d’« apprentissage machine » ?

Certains textes, notamment celui d’Audry, rappellent que plusieurs artistes explorent l’IA comme un outil leur permettant d’enrichir le processus créatif. Mais ces artistes abordent surtout ces nouvelles technologies en vue de « révéler leur rôle fondamental dans les transformations des sociétés contemporaines ». Dans cette perspective critique, Dubois souligne, quant à elle, les imperfections de certains algorithmes dès lors qu’ils génèrent des « biais sexistes, racistes et de classes ». Elle rappelle comment certaines recherches dans le domaine des interactions humain-machine ont du mal à démontrer l’objectivité de ces algorithmes du moment qu’ils se conforment « aux préjugés et croyances des designers informatiques qui les programment ». Ces potentiels biais s’appliquent également au GANs, ces réseaux antagonistes génératifs aptes à produire du nouveau contenu grâce, entre autres, à des images. Pour Murrieta Flores, ces GANs appliqués au domaine de la peinture donnent à penser à nouveaux frais la question de la mimèsis. Même si parfois cette association artiste-machine peut être considérée comme étant de l’ordre de la co-création, l’auteur de l’œuvre à créer, au dire de Basanta, reste ultimement l’artiste alors qu’il est, par ses intentions, au cœur de l’acte de création.

Que l’IA soit capable du meilleur ou du pire, c’est ce que nous rappelle notre imaginaire culturel entretenu, depuis longtemps, par la science-fiction. Au-delà de la vision fantasmée de l’IA où des machines autonomes rivalisent avec l’humain, l’histoire de l’art démontre plutôt que cette relation art et technique a peu à voir avec cette conception mythologique. Comme le rappelle Broeckmann, une telle vision sous-estime l’association qui a toujours subsisté entre l’art et la technique. Aussi, il importe, selon lui, de ne pas ignorer ce que les œuvres de l’IA proposent comme expérience esthétique. Certes, celle-ci peut, selon Gibert, perturber notre compréhension ontologique de l’objet artistique, mais elle est aussi susceptible d’éveiller des interrogations sur notre capacité à imaginer l’avenir de l’humanité. C’est que nous évoluons dans un environnement où il est devenu impossible de penser, de réfléchir et de créer sans l’IA, surtout si celle-ci est aujourd’hui, au dire de Chatonsky, le résultat des « données massives qui proviennent de notre activité sur les réseaux sociaux ». Dans son texte, il est question de mémoire, mais aussi de notre survie alors que nous sommes la civilisation qui n’a cessé d’anticiper sa disparition. Comme pour plusieurs des œuvres discutées dans ce dossier, créer en art va au-delà des réponses que peut faire prévaloir la recherche au sein d’un réseau de données. Il s’agit davantage de transgresser le langage codé de l’information en vue de faire poétiquement le récit de notre présent.

En plus des textes en lien avec notre dossier sur l’IA, ce numéro d’hiver 2020 consacre trois articles à des événements d’importance qui ont eu lieu à Montréal et à Toronto, soit MOMENTA | Biennale de l’image, Period Rooms et la toute nouvelle biennale de Toronto. La section « Comptes rendus » propose, pour sa part, dix textes ayant pour sujet des expositions récentes, et celle dédiée aux ouvrages reçus nous fait part de plusieurs publications parues en 2019.

 


1. Voir https://www.declarationmontreal-iaresponsable.com/
2. Voir https://www.ollivier-dyens.com/terreuretsublime/
3. « R comme résistance » dans L’abécédaire de Gilles Deleuze, film réalisé par Pierre-André Boutang, Éditions Montparnasse, 1995.