Lise Lamarche
N° 109 – hiver 2015

Intercalaire ou comment se mêler à la conversation

Réagir aux propos tenus lors d’un entretien entre Nathalie Heinich et Laurent Vernet n’est pas un exercice simple puisqu’il s’agit aussi de répondre aux interlocuteurs (détracteurs ?) absents signalés dans le chapeau de présentation de l’entretien. J’ai aussi, en arrière-fond, quelques voix en écho qui me sont parvenues à la suite de la communication de N. Heinich au Musée des beaux-arts de Montréal le 16 mai 2014. Comment entrer dans cette danse sans être le chien du jeu de quilles ou l’éléphant dans le magasin de porcelaine ?

Disons, d’entrée de jeu, que j’aime bien les entrevues, une sorte de flash dans la vie intellectuelle, un moment de temps suspendu que l’on a malheureusement trop tendance à cristalliser dans une sorte d’éternité glacée. Combien de déclarations d’artistes ou d’auteurs collent à vie aux personnages et que rien ne peut effacer. Il faut une touche de légèreté dans la livraison malgré une importante préparation de l’intervieweur 1. Saluons ici le travail de Laurent Vernet.

Autre remarque liminaire : j’apprécie depuis longtemps les travaux de Nathalie Heinich sur l’art contemporain, le statut d’artiste, les institutions artistiques, les médiateurs. J’ai suivi, plus à distance, ses recherches sur  les écrivains, sur la visibilité. Je suis peu au fait de ses prises de position, en tant qu’intellectuelle, sur des enjeux sociaux (par exemple, la question du « mariage pour tous »). J’ai souvent recommandé la lecture de Heinich aux étudiants d’histoire de l’art pour la clarté de son exposé, la rigueur de ses démonstrations ; bref, comme « écriture pédagogique », selon l’expression d’une collègue.

Intercalons, mes bons amis

Heinich a trouvé une clé utile chez Thomas Kuhn en important la notion de « paradigme » pour décrire ce qu’il en est de l’art contemporain et pour faire des distinctions intéressantes entre le classique, le moderne et le contemporain ; distinctions qui permettent de sortir du bourbier chronologique ainsi que des noms d’oiseaux lancés par les Jean Clair, Jean-Philippe Domecq et autres plumes actives dans le dénigrement et la mélancolie atrabilaire. On pourra donc voir cet objet (que d’aucuns trouvent un peu bizarre), l’art contemporain, avec un minimum de préjugés, une grande attention au fonctionnement du « monde de l’art » et donner une allure « raisonnable » à des oeuvres qui paraissent hors normes.

Le lecteur bien intentionné et patient (cela existe) des ouvrages de Heinich trouvera certes, dans Paradigme, quelques redites des ouvrages précédents de l’auteure (livres et articles). Mais c’est lui faire un bien mauvais procès puisque de texte en texte, la sociologue affine son propos et précise son point de vue. L’explication de son importation du mot « paradigme » devrait montrer l’importance accordée par l’auteure à ses sources ainsi que sa connaissance des enjeux scientifiques de tels emprunts.

Des médiateurs nécessaires

Raymonde Moulin a défriché le territoire des intermédiaires, mettant d’abord l’accent sur le marché de l’art avant d’élargir, par la suite, son analyse aux valeurs artistiques. Heinich, sans se réclamer du legs Moulin 2, mais en s’appuyant, dans un premier temps, sur les travaux de Pierre Bourdieu 3 avant de se tourner vers Norbert Elias, Erving Goffman, puis Laurent Thévenot et Luc Boltanski, a trouvé ses propres marques 4. Je dirais cependant, pour avoir vu travailler les deux sociologues, Moulin et Heinich, que les deux ont certains points communs : le respect des frontières disciplinaires entre, disons pour faire court, la sociologie et l’histoire de l’art ; une connaissance du terrain (galeries et musées pour Moulin, commissaires, musées, historiens de l’art pour Heinich). Elles partagent aussi un certain amour de l’art (je le dis sans arrière-pensée) contemporain qui n’est pas l’apanage de tous les chercheurs et savants professeurs des universités françaises et du Collège de France. Rappelons l’intérêt porté par Lévi-Strauss à Claude Monet ou les « goûts » assez classiques de Bourdieu. Les cas cités par Heinich sont choisis pour leur valeur d’exemplarité comme idéal-type. L’auteure s’en explique clairement dans sa réponse à Laurent Vernet. On peut cependant regretter qu’un des motifs de son choix de Cattelan soit la « disponibilité du matériau » grâce aux entretiens de l’artiste par Catherine Grenier. La connaissance de première main qu’a Heinich des oeuvres, des expositions, des artistes, des textes savants et critiques sur l’art suffirait, je le pense, à lui accorder son propre crédit.

Les intellectuels dans la cité

Les prises de position des chercheurs dans les débats publics leur sont parfois reprochées : il est tentant de discréditer leurs opinions sur des sujets d’actualité pour mieux donner quelques coups de boutoir dans leurs travaux de recherche. Bourdieu n’y a pas échappé lorsqu’il a amorcé sa dernière étape, avec des travaux (et des prises de position) sur la télévision ou « la misère du monde ». Heinich a tenté, à son tour, de jeter un regard oblique sur la question du débat concernant le mal nommé « mariage pour tous ». Qu’elle soit sortie de son lieu assigné, « la revue scientifique », pour donner son avis dans « un organe d’opinions » (selon sa réponse à L. Vernet) n’explique peut-être pas les mots durs des blogueurs et de quelques journalistes à son endroit. Une simple recherche Google donnera des exemples du ton des uns et des autres. Le ton vif des opposants n’est cependant pas limité aux prises de position de Heinich sur un débat d’actualité puisque ses communications publiques ont souvent suscité les hauts cris de salles pas toujours chaleureuses. Le stoïcisme de la sociologue en pareilles situations ravit toutefois certains auditeurs ! Je terminerai mon intervention, sur cette note zen, en me permettant de renvoyer aux nombreux ouvrages de Nathalie Heinich. Vous aurez un bel hiver occupé.

 

Lise Lamarche a enseigné au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal pendant de nombreuses années. Son intérêt pour la sociologie de l’art est constant depuis ses études doctorales sous la direction de Raymonde Moulin. Spécialiste de l’art public et du monument, elle a publié Textes furtifs. Autour de la sculpture (1978-1999) au Centre de diffusion 3D, éditeur bien connu des lecteurs de la revue Espace.

 


  1. Je révélerai mes couleurs en donnant les noms de mes intervieweurs préférés : Judith Jasmin, jadis, un certain Charlie Rose lorsqu’il questionne, par exemple, Richard Serra, Gilles Daigneault, Alain Veinstein, peu connu sous nos cieux, qui fit des entrevues pendant 29 ans à France-Culture. On écoutera avec plaisir (et non sans un brin de nostalgie devant l’étiolement de nos radios) sa dernière émission : https://www.franceculture.fr/emissions/du-jour-au-lendemain/du-jour-au-lendemain-4-juillet-2014
  2. L’on comprendra pourquoi en lisant La sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Paris, Aux lieux d’être, 2006 (vol. 1).
  3. Je serais tentée de moduler l’opinion qui voudrait que Heinich ait « abandonné son illustre directeur de thèse », comme le signale le chapeau de cet entretien, en renvoyant à deux textes de Heinich (dans La sociologie à l’épreuve de l’art. Cf. supra note 2 et son Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007). More than meet the eyes, dit-on au bord de la Seine.
  4. On lui reproche parfois de faire des résumés de lecture. Je crois plutôt qu’il s’agit d’un exercice de compréhension de la part de l’auteure, pour sa propre gouverne (selon une vieille expression de couventine), qui a la vertu « collatérale » d’informer des lecteurs pas nécessairement au fait des théories des sciences sociales (américaines entre autres) ou de faire sortir des auteurs que l’on aurait eu tendance à négliger (je pense en particulier à Alan Bowness et à ses «cercles de reconnaissance»). Je suis certaine que Bowness, spécialiste de la sculpture britannique, ne s’attendait pas à cette « reconnaissance » d’une partie assez occultée de son travail d’historien de l’art !