Claire Moeder
N° 108 – automne 2014

Chantier libre 4

Ateliers Jean-Brillant
Montréal
11 — 23 mars 2014


 

Les Ateliers Jean-Brillant ont présenté la 4e édition de Chantier Libre du 11 au 23 mars 2014. Le projet s’affiche comme un terrain d’expérimentation où les artistes ont été invités à investir les lieux et, pour certains, à créer de nouvelles oeuvres sur place. L’exposition s’articule sous la bannière de la « sculpture », retenue pour cette édition, mais ne parvient pas à elle seule à offrir un cadrage critique suffisant. Sans direction définie, dans la démultiplication des formes et des propositions, l’exposition se perd à son propre jeu dans ce chantier laissé trop vaste.

Chantier libre 4 entend redéfinir le champ de la sculpture à partir de cette polysémie de formes. L’ensemble se place sous le règne du multiple et de l’hétéroclite d’où l’objet émerge et vient occuper une place centrale. La prépondérance de l’objet donne une inflexion résolument formaliste à l’exposition : elle se compose au plus près de l’objet et de sa matérialité, où s’expérimentent différentes formes et de nombreuses manipulations. La thématique fixe lui faisant défaut, l’exposition garde nécessairement une approche formelle qui laisse peu de perspective critique.

L’exposition intègre la performance, la photographie et la vidéo qui s’ajoutent aux médiums de l’installation et du dessin. Les oeuvres de 17 artistes sont déployées dans deux espaces intérieurs distincts, une première salle d’exposition précédant l’espace brut des ateliers, qui accueille des projets grands formats. Plusieurs évènements ont complété le volet d’exposition afin d’élargir le champ de la sculpture vers la vidéo, le dessin vivant, la performance et la musique. La sculpture extérieure prend également place avec deux séries d’oeuvres dans le Parc du Premier Chemin-de-Fer. Attenant aux Ateliers, le parc intègre les sculptures de Jean-Brillant et une intervention temporaire sur les arbres d’Élaine Frigon.

La première salle de l’exposition associe la notion d’espace à l’exercice de la sculpture. Plusieurs oeuvres, conçues suivant un principe d’interventions directes dans le lieu d’exposition, façonnent des espaces en prise avec le réel. Les oeuvres de Gentiane Barbin et d’Andréanne Abbondanza-Bergeron s’ancrent dans un espace immédiat, celui où circule le visiteur. Leurs sculptures appréhendent l’exposition comme un lieu de déplacement : Andréanne Abbondanza-Bergeron crée une sculpture dressée en un obstacle face au spectateur et Gentiane Barbin propose une oeuvre amovible qui permet de visiter l’exposition à reculons à l’aide de miroirs placé en lunette. Chacune joue de la circulation et du point de vue non frontal, tout en faisant écho aux jeux visuels de l’oeuvre de Peter Gnass dont les photographies déclinent le principe du trompe-l’oeil. Engagées dans l’espace, elles modifient le rapport usuel du spectateur à la sculpture, retournant sur les traces des expérimentations minimales de Fred Sandback ou encore des pavillons de Dan Graham qui modifièrent la définition de sculpture dans les décennies 1960 et 1970. A contrario, les oeuvres de Réal Patry ou Daniel Corbeil se rapportent à une définition plus traditionnelle de la sculpture. Les artistes façonnent des espaces virtuels et autonomes où les oeuvres poursuivent leurs propres règles indépendamment du lieu qui les accueille. Elles constituent des espaces en soi, qui s’affirment dans toute leur matérialité. Réal Patry ou Daniel Corbeil s’appuient sur un jeu dynamique d’échelle où cargo miniature et diorama apocalyptique s’allient pour jouer de l’alternance de formes et de tailles. Réal Patry met en scène une vidange impossible d’un bateau réalisé à partir de bidons de pétrole. Face à elle, le paysage abandonné de Daniel Corbeil invite à une plongée dans les cheminées et les usines placées au sol. Elles engagent une confrontation à différentes échelles dans l’espace d’exposition, permettant de recréer des liens mouvants entre paysage et objet, géographie et sculpture.

Le deuxième temps du parcours prend place dans l’espace laissé brut de l’atelier du sculpteur Jean-Brillant. La vocation première du lieu, celle d’un atelier de travail du métal, est volontairement maintenue, allant à l’encontre d’un espace d’exposition neutre. L’hégémonie du lieu laisse peu de place aux oeuvres qui puisent dans une grande diversité de processus et de matériaux pour s’affirmer face à l’architecture. Chantier Libre 4 a voulu privilégier des oeuvres conçues sur place qui rendent compte d’une création en cours. Pour ce deuxième espace, les oeuvres valorisent le geste de création où le processus déroulé dans le temps est perceptible. Elles donnent à l’exposition une inflexion davantage expérimentale, renforcée par la présentation des oeuvres, dans la vaste nef. Dans cet espace fragmenté en autant d’oeuvres isolées les unes des autres, l’exposition parvient difficilement à créer des liens visuels et conceptuels entre elles.

Chantier Libre 4 oeuvre davantage dans les écarts et les contradictions entre les oeuvres. Les interventions in situ de Peter Gnass ou Guillaume Allyson font ainsi face aux oeuvres étincelantes de Thierry Marceau ou Simon Beaudry, qui assument une forte présence et participent du déséquilibre entre les oeuvres. Beaudry mobilise des référents populaires immédiats sur le registre de l’humour et de la satire. À la fois combinaison éclatée d’artéfacts et ensemble resserré autour de la notion de folklore, ses oeuvres s’affichent visuellement comme des clins d’oeil, proches du registre employé plus loin par Thierry Marceau qui mobilise, quant à lui, des référents artistiques très marqués avec la citation de l’artiste polémique Damien Hirst.

La sculpture s’envisage également en écho avec le lieu, en jouant parfois de ses contraintes. Si Guillaume Allyson et Élisabeth Picard intègrent les composantes architecturales – les murs et poutres des Ateliers- Peter Gnass et le duo Barsi-Gunnarsson les déplacent : Gnass recrée, un peu plus loin, une sculpture à partir d’un escalier existant tandis que le duo d’artistes met en scène des fenêtres et autres reliquats trouvés sur place. Ces artéfacts récupérés et combinés parviennent difficilement à déclencher une perspective nouvelle pour réinterpréter l’identité du lieu. S’ils affichent des formes stimulantes, à l’instar de l’installation in situ de Picard, les artistes s’attachent davantage au détournement d’objets qu’à un véritable dialogue avec le lieu. Les oeuvres de Chantier Libre 4 rappellent le rapport de force qui s’établit souvent entre lieu et oeuvre, l’un pouvant effacer l’autre.

Les données inhérentes de temps, d’espace et de lieu, qui ont modifié largement le rapport à la sculpture contemporaine sont bien présentes, mais traitées avec une certaine inégalité. Faute de direction ou de choix spécifiques dans l’exposition, elles ne parviennent pas à mobiliser un nouveau regard sur la sculpture et prolongent son statut expérimental, le laissant quelque peu inachevé.

 

Claire Moeder est auteure et critique d’art. Depuis 2010, elle est chroniqueuse d’exposition (ratsdeville) et compte également plusieurs articles publiés dans les revues esse, Zone Occupée et Marges. Elle a contribué au catalogue d’exposition du Mois de la Photo à Montréal (2009) et à la première monographie de Christian Marclay dédiée à son oeuvre photographique (2009). En 2013, elle était en résidence de commissaire et critique d’art . l’International Studio and Curatorial Program (New York). Jeune commissaire, elle a pr.sent., en 2014, l’exposition Micropolitiques de Sayeh Sarfaraz (Maison des arts de Laval).