Nathalie Daniel-Risacher
N° 103-104 – printemps-été 2013

Cartographie et art contemporain. « Le corps du lieu 1 »

Lorsqu’au Ve siècle av. J.-C. Hérodote cherchait à comprendre les causes de la guerre entre les Grecs et les Perses, il peignait, à l’aide de mots, un monde en forme de boîte crânienne. Une telle représentation anthropomorphique nous plonge d’emblée au cœur de la problématique inhérente à la constitution d’une cartographie : en cherchant à visualiser de la manière la plus scientifique possible l’organisation des territoires, c’est lui-même que l’homme représente, c’est lui-même qu’il cherche à dessiner.

Le monde est petit ; les terres en forment les six septièmes et un septième
seulement en est couvert d’eau. La preuve de cela est déjà faite et je l’ai
exposée dans d’autres lettres, au moyen de citations de la Sainte Écriture,
avec la position du Paradis terrestre 2.

Le témoignage de Christophe Colomb, environ 2000 ans plus tard, est encore celui d’un homme pris dans son siècle qui se représente un monde fini et ordonné rationnellement. Dans son esprit, le calcul doit permettre de trouver les voies navigables menant aux Indes. L’homme est au centre de la création : les éléments, les animaux comme les sauvages s’ordonnent à sa volonté. Il est émouvant de constater à la fois l’étrangeté et l’exiguïté de ce monde encore médiéval : les terres souvent foisonnantes sont peuplées d’hommes et d’animaux extraordinaires, concentrant sur une petite parcelle les possibles inouïs de la création. Déjà au siècle des explorateurs, comme le prouve l’exposition de portulans 3 (l’Âge d’or des carte marines. Quand l’Europe découvrait le monde) qui vient de s’achever à la Bibliothèque nationale de France (BNF), les cartes sont considérées comme des œuvres d’art, dessinées et ornées par des artistes et enlumineurs. Certaines voyagent sur les mers, d’autres sont exposées dans les cabinets des grands de ce monde. Leur présentation au public doit instruire, célébrer les merveilles de la création divine et procurer de l’agrément. Les artistes qui les ornent inventent des peuplements apparemment rationnels : bêtes sauvages et antipodistes correspondent au climat et à la disposition du continent. Le monde apparaît avant tout comme un domaine à la disposition de l’homme, lieu de son étonnement, qui s’offre à l’exploration. Sur la foi de témoignages, de croquis, à partir des connaissances scientifiques de l’époque, les artistes des XVIe et XVIIe siècles créent des cartes monofocales qui célèbrent le règne occidental sur l’ensemble des terres et des mers.

À cet âge d’or témoignant d’une humanité confiante en ses propres possibilités, la révolution copernico-galiléenne oppose l’abîme de l’infini. Si l’univers n’a pas de limite, l’homme ne peut plus en occuper le centre, « tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature ». À la confiance antique succède l’insécurité moderne 4.

C’est l’une des raisons pour lesquelles, sans doute, le rythme de production des cartes n’a cessé de s’accélérer durant la période moderne. À la place d’un monde stable et connaissable s’impose une cartographie mouvante évoluant au gré des découvertes, des changements de frontières ou des déplacements de population : le monde ne se réduit plus à la création divine qu’il suffisait de découvrir, il est désormais constitué par l’homme lui-même. Le XXe siècle voit l’apogée de cette tendance : les cartes sont redessinées annuellement alors même que notre connaissance du territoire est de plus en plus assurée. On assiste en effet à un double mouvement paradoxal : la science sait aujourd’hui que d’autres galaxies éloignées de millions d’années existent dans l’univers. La place de l’homme est plus microscopique encore que celle du ciron évoqué par Pascal 5. Mais, par opposition, notre connaissance du monde est devenue plus fine et tellement précise qu’elle a fait disparaître toutes les terræ incognitæ. Comparés à ce que révèle l’examen méticuleux des surfaces proposé par la macrophotographie, nous sommes devenus des géants. L’infiniment grand rencontre, à travers la conscience humaine, l’infiniment petit 6.

On voit sur quel fond se dessine la figure vertigineuse du Micromégas de Voltaire 7 : celle d’un homme tiraillé entre deux infinis, conscient de la relativité de toute chose dans un monde déserté par la rationalité divine. La question de la situation de l’homme devient plus problématique encore à une époque où, au moyen de la conquête spatiale, un exil hors du monde est envisageable. Entre l’évidence d’un espace terrestre totalement maîtrisé et l’infini inconnaissable de l’univers, comment trouver sa place ? Le travail de Joao Machado utilisant la confrontation entre la carte et la figure met en évidence la difficulté d’une réflexion sur la situation de l’homme dans le monde. Sa présence est écrasante, mais les fins réseaux qui le sillonnent révèlent son égarement devant la multiplication des possibles : là où le monde est offert à la connaissance et à l’action, la main de l’homme construit sur sa surface de nouveaux espaces labyrinthiques : réseaux souterrains, plateaux artificiels, constructions verticales et réseaux routiers qui complexifient l’espace existant.

Christophe Colomb notait la petitesse du monde pour en souligner la perfection. Cette petitesse est devenue chez les modernes le symptôme d’un enfermement. Comme dans l’oeuvre de Joao Machado, l’homme contemporain se sent à l’étroit sur terre et en danger dans l’univers.

Dans Tristes tropiques 8, Claude Lévi-Strauss brosse un tableau sévère, comme chacun sait, des voyages et des explorateurs. Il voit dans notre quête frénétique de nouveaux inconnus l’équivalent de l’initiation à laquelle sont soumis les adolescents dans de nombreuses cultures : peur, blessure, scarifications, jeûne semblent être les moments nécessaires à toute constitution de soi. Il en allait encore ainsi au début du XXe siècle et jusqu’aux années 1960 : de jeunes ethnographes partaient explorer des territoires éloignés où ils espéraient rencontrer des terres et des peuples vierges. Quand il devenait évident que leurs espoirs seraient déçus, ces aventuriers n’hésitaient pas à transfigurer discrètement le réel, faisant poser les « sauvages » en habits traditionnels, supprimant du cadrage tout ce qui pouvait faire référence à la civilisation occidentale. Qu’en est-il de la constitution de soi dans un environnement familier, entièrement balisé, où il est devenu impossible de se perdre ? Il est désormais nécessaire d’élaborer de nouvelles cartographies qui témoignent, par exemple, de la mouvance des paysages ou des comportements. Ainsi, les explorateurs d’aujourd’hui ont abandonné la quête du lointain pour revenir à un proche finalement aussi difficile à connaître. À la recherche extensive s’est substituée une enquête intensive. Les artistes ont inventé de nouveaux espaces troublants où nous peinons à nous repérer.

Les artistes sont donc les alter ego des explorateurs d’autrefois. Là où le connu n’autorise aucune entreprise hasardeuse, où tout danger peut être écarté, où les GPS et autres techniques de navigation nous indiquent la voie à suivre sans erreur possible, les artistes réintroduisent l’aléatoire de l’arpentage et l’espace labyrinthique. Dans les années 1960, Richard Long (A line made by walking, 1967) fut l’un des pionniers de cette manière de se réapproprier l’espace physique là où les possibilités virtuelles de déplacement et l’usage généralisé de l’automobile ont rendu la cartographie abstraite.

L’exposition de la BNF évoque précisément la manière dont pouvaient être conçus au XVIIe siècle les fameux portulans. Les cartographes installés sur les navires prenaient note des particularités des terres croisées, des mers parcourues, mesuraient la direction des vents et l’orientation par rapport aux pôles. À ce point de vue particulier et nécessairement subjectif, la cartographie contemporaine a tendance à substituer le point de vue universel et indifférent de la technique objectivant ainsi un espace qui n’a plus besoin d’être vécu. Richard Long ou, plus récemment, l’artiste chinois Qin Ga (La longue marche) se réapproprient le territoire au moyen d’une confrontation physique avec lui et redonnent sens à la carte : http://www.vvork.com/

Les artistes contemporains semblent vouloir rétablir le rapport au corps dans l’élaboration cartographique. Richard Long éprouve le relief, la confusion du territoire parcouru, là où la carte dessine des courbes régulières et pose des aplats de couleurs. La carte de la Chine est progressivement tatouée sur le corps de Qin Ga, inscrivant au fer rouge sur la peau du voyageur la marque des villes visitées. À l’abstraction du territoire connu par l’intelligence se substituent les traces du territoire éprouvé. Prenant alors le contrepied du mot bien connu de Michel Houellebecq selon lequel « la carte est plus intéressante que le territoire 9 », ces artistes montrent au contraire que la carte appauvrit notre connaissance du monde de sa dimension sensible.

La dimension charnelle est manifeste encore dans le travail de Pierre-Alexandre Remy. Lors de sa résidence au domaine de Kerguéhennec (Bignan, dans le Morbihan), l’artiste s’est perdu dans le vaste parc entourant le château. L’arpentage a révélé les irrégularités du terrain, les ruisseaux, les sentiers, les inclinaisons représentés abstraitement sur la carte IGN. De cette rencontre entre le corps du marcheur, le territoire réel et la carte est née la sculpture : volume qui exprime une connaissance (orange des courbes de niveau, bleu des cours d’eau et noir des routes) et une perception (entrelacs des chemins, strates superposées). Ainsi est né Portrait cartographique, œuvre qui allie la souplesse de l’élastomère et la rigidité de l’acier galvanisé : matériaux organiques et industriels marquant à la fois l’approche humaine et la technique du terrain.

Comment nous situer dans l’espace ? Il semblerait que la connaissance précise de notre situation n’entraîne pas de manière nécessaire une pacification de notre rapport au monde. Trop abstraite, immatérielle, la carte manifeste notre insignifiance. L’espace cartographié réduit les agglomérations à de simples points. L’imaginaire, au contraire, est le moyen d’une appropriation, d’une manipulation humaine de l’espace. Jules Lagneau écrivait dans ses cours sur la perception: « Le temps est la marque de mon impuissance. L’étendue est la marque de ma puissance 10. » En effet, si le temps ne peut être maîtrisé, s’il m’échappe inévitablement, l’espace peut, en revanche, être parcouru, modelé, livré aux ressources de l’intelligence. C’est à la lumière de cet éclairage que l’on peut analyser la résurgence dans la production moderne des espaces où l’individu se perd et où il peut donc faire ses preuves. Pensons au cinéma : Shining de Kubrick, Cube de Sekula, Inception de Nolan, le dernier Alice au Pays des Merveilles de Burton ou, pour la sculpture, les pièces monumentales de Richard Serra 11. Chacune de ces oeuvres met en scène une quête identitaire qui est aussi une conquête. Dans la Phénoménologie de l’esprit, le philosophe Hegel expliquait que la conscience de soi ne pouvait s’acquérir dans le calme repos de l’unité. C’est à travers l’affrontement au monde et à l’altérité que le sujet parvient se constituer comme en-soi pour-soi. Le territoire doit donc rester le lieu d’un affrontement : la bonne guerre dont il est déjà question chez Hésiode 12. L’art est l’un des moyens, dans un monde que la science s’emploie à rendre transparent, de nous confronter à l’opacité et au mystère. Complexifier notre relation à l’espace – obscurcir la carte – reste le moyen de donner corps aux lieux.

 

Après une formation universitaire à la Sorbonne, Nathalie Daniel-Risacher a travaillé durant quelques années dans une galerie d’art contemporain spécialisée dans la peinture d’Europe de l’Est ainsi qu’à la documentation du Musée d’art moderne du Centre Georges Pompidou. Professeure de philosophie et d’histoire des arts en lycée, elle s’investit en tant que bénévole au sein de cinémas associatifs. Dans le cadre de séances ciné philo, elle propose des interventions sur des films et documentaires. Récemment, par exemple, elle a présenté une conférence sur le thème du grand âge à partir d’un film tourné en partie à Montréal et intitulé Le sens de l’âge (Ludovic Viriot). Son activité vise à vulgariser certaines notions philosophiques à partir d’une réflexion et de références à des auteurs classiques ou contemporains.

 


  1. Pierre-Alexandre Remy, extrait du catalogue édité par le Domaine de Kerguéhennec en 2012.
  2. Christophe Colomb, récit en forme de lettre au quatrième voyage, 1503.
  3. Les portulans étaient des cartes marines destinées, entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, à indiquer aux navigateurs les ports et les dangers qui les environnent (courants, hauts-fonds ou encore présence hostile, etc.)
  4. Koyré : Du monde clos à l’univers infini, coll. Tel chez Gallimard.
  5. Pascal : Les Pensées n˚ 72 et 793. Éditions Brunschvicg.
  6. « Car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver? », Ibid.
  7. Voltaire, Micromégas, 1752.
  8. Claude Lévis-Strauss, Tristes tropiques, 1955.
  9. Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010.
  10. Jules Lasgneau, « Cours sur la perception » in Célèbres leçons et fragments, PUF, 1964.
  11. Richard Serra, La matière du temps (1994-2005).
  12. Hésiode, Les travaux et les jours.