Nathalie Lafortune
N° 109 – hiver 2015

Bois d’œuvre, rendez-vous au cœur de l’ouvrage. La Biennale de Saint-Jean- Port-Joli

Le désir de tenir un événement de sculpture estival et festif est encore bien vivant à Saint-Jean-Port-Joli. Situé sur les rives du grand fleuve Saint-Laurent, au Québec, ce village accueillait en 1984 un premier symposium de sculpture. Depuis, au gré de l’implication citoyenne, l’initiative a pris différentes formes. À l’été 2014, la nouvelle équipe d’organisateurs a troqué l’habituelle dizaine de jours de « travail des artistes devant public » pour des rencontres et du travail collaboratif entre les participants en amont de la rencontre avec le public. Ces collaborations coïncidaient avec une série d’activités au Parc des Trois bérets entre les 24 et 27 juillet 2014.

La préparation de l’événement ne s’est pas cantonnée dans l’élaboration d’une programmation, mais a fait l’objet d’une réelle réflexion. Le commissaire Nicolas Mavrikakis et les organisateurs 1 ont su insuffler à cette fête populaire une réflexion soutenue. Bois d’oeuvre, rendez-vous au coeur de l’ouvrage plaçait ce matériau au centre du processus de création pour les sept artistes et entreprises de Saint-Jean-Port-Joli jumelés aux sept artistes urbains, dont six de Montréal et un de Toronto. Comment décrire ces jumelages sans tomber dans les pièges du clivage des pratiques et surtout de la hiérarchisation entre artiste et artisan, urbain et régional, contemporain et vernaculaire ? Le commissaire et le comité organisateur ont plutôt basé l’événement sur ces jumelages et les possibilités de rencontres et d’échanges entre les différentes traditions. Et comme c’était les Port-Joliens qui étaient les hôtes, le dialogue s’est ancré nécessairement sur des notions de savoir-faire, de territoire et de mémoire dans un contexte où le paysage est grandiose.

Pourquoi choisir le bois comme thème d’une biennale ? En 2000, Nicolas Mavrikakis s’est senti interpelé lors d’un jury d’art public où la proposition de l’artiste Michel Saulnier d’installer une sculpture en bois dans l’espace public a suscité la désapprobation. On doutait de la pérennité du matériau et de sa pertinence. Le bois n’est-il pas un  matériau du passé ? Ces a priori allaient être mis à l’épreuve par les jumelages et par deux tables rondes; l’une sur l’utilisation du bois en extérieur pour les oeuvres d’art public, l’autre sur la relation de la sculpture aux technologies numériques. On découvre que le bois est un mal-aimé en tant que matériau, l’objet de préjugés esthétiques ancrés dans notre imaginaire moderne. On apprend aussi que des avancées technologiques récentes changent les méthodes de travail et les usages du bois.

Que se produit-il, alors, lorsque Marc-Antoine K. Phaneuf se rend à l’atelier-boutique de Robert Gaudreau, ce lieu typique où s’exerce et se vend le savoir-faire port-jolien, où s’alignent cervidés, marins à pipe et bas-reliefs de scènes rurales, thèmes populaires auprès des touristes en quête de sculptures « authentiques » ? Leur rencontre met en évidence leur intérêt commun pour les sujets porteurs d’histoires. Ils créent ensemble une accumulation d’objets en bois qu’ils transportent sur une des tables à pique-nique dans le parc. Cette collection en forme de bûcher est une déclinaison hétéroclite des usages du bois : meubles, palettes de transport, objets décoratifs, paniers, copeaux… Dans ce lot, on trouve un bidon d’essence, un magnétoscope, une pinte de lait, fraîchement sculptés, transformant par la technique de la taille directe ces référents industriels en pièces « uniques » et « authentiques ». Ce décalage met en question la connotation de terroir, d’objet populaire, de portrait du quotidien, habituellement associée à la taille directe.

Un autre duo, formé par l’entreprise de construction Art massif (Steve Desrosiers, Michel Dubé, Carol Gagnon) et Alexandre David, a travaillé sur une structure au bord du fleuve. Ils avaient en commun l’utilisation du bois lamellé, les uns avec des poutres en lamellé-collé et l’autre avec du contre-plaqué. Les charpentes d’Art massif donnent au bois ce mouvement vertical. Alexandre David détourne, dans ses architectures-sculptures, la fonction du contre-plaqué qui ne sert normalement qu’à créer des surfaces de finition. Ils ont réalisé une passerelle qui prolonge le sentier du parc dans le lointain en faisant pivoter à l’horizontale un grand morceau de poutre cintrée. Leur geste minimal donne visuellement et physiquement accès au fleuve et permet un accord entre art, architecture et paysage.

Un peu plus loin sur l’estran du littoral, le duo formé par l’entreprise socio-environnementale Arbre-évolution (Samuel et Dominique Pépin-Guay) et l’artiste Simon Bilodeau partagent leur souci pour l’avenir des écosystèmes. Ensemble, ils érigent un grand mat pour un drapeau évoquant la prise d’un territoire ou le marqueur d’un futur site d’exploitation de ressources fossiles. Ils transforment cette structure menaçante en un grand bûcher qui, une fois noircie par le feu, s’effondre en partie, comme une évocation métaphorique de l’autodestruction. Au pied de cette apocalypse, on a planté un petit arbre verdoyant d’espoir. Le bois est ici à la fois un combustible et un écosystème, qui évoque une rencontre presque métaphysique entre la construction et la destruction de la forêt.

Pour parler du bois, Mathieu Latulippe a réalisé, avec l’aide de Michel Robitaille, une écharde géante plantée dans un carré de peau au sol, jouant ainsi avec l’échelle d’un objet si petit et pourtant si irritant. Dans leur duo, le savoir-faire du sculpteur et tourneur Michel Robitaille a permis de réaliser fidèlement le plan de Mathieu Latulippe sans créer de déplacement ni d’amalgame entre leurs pratiques. Du coup, cela pose la question de la relation entre la conception et la réalisation dans un projet d’envergure. Comment convaincre l’autre de réaliser son projet ? Comment l’interdépendance de l’un envers l’autre, souvent occultée dans les grands projets, pourrait-elle être prise en compte ?

Quant à Chantal Caron et Stéphane Gilot, ils ont utilisé une structure cubique pour se rejoindre. Cette structure devient la scène d’une chorégraphie où une marionnette de diable est visitée par une femme un peu sauvage interprétée par Marie-Eve Demers. Fonctionnant sur le mode du contraste, la marionnette raide, lisse et peinte en rouge de Stéphane Gilot reçoit la visite de cette femme qui porte sur sa tête un fagot de bois de grève. Chantal Caron n’est pas sculptrice, mais elle évoque, par ce fagot, l’action du fleuve sur le bois. Gilot, dont la pratique intègre des performeurs à ses installations, a laissé ici une figure diabolique recevoir les étreintes d’une tentatrice dans cet espace ouvert aux quatre vents.

Pour sa part, Mireille Lavoie a puisé ses matériaux dans l’inventaire de l’entreprise de Berthier Guay, Matériauthèques. Partant à la sauvegarde des bâtiments en décrépitude ou à détruire, Berthier Guay récupère ce qui serait autrement brûlé ou enfoui; cette récupération fait ainsi oeuvre utile contre la disparition rapide des granges et autres bâtiments anciens. Mireille Lavoie fait de ce bois une grande plate-forme sur laquelle elle dépose des fleurs de bois, relatant chez elle des souvenirs de grandes tablées familiales. De son côté, pendant la biennale, Berthier Guay a fait la démonstration d’un savoir-faire bien particulier avec ses cabanes à oiseaux en bûches qu’il façonne habilement à la scie à chaîne. Matériauthèques, comme Arbre-Évolution, conçoit l’utilisation du bois de façon globale en y incluant l’empreinte écologique.

Dans le jumelage avec Dean Baldwin, Pierre Bourgault est assurément le segment port-jolien du duo. Héritier de l’École de sculpture qu’il a aussi dirigée, il a remué bien des traditions avec sa pratique artistique et ses critiques de la commercialisation du métier de sculpteur. Pour la biennale, il a revisité une oeuvre de 1969, fondatrice de sa pratique : un habitacle-sculpture que l’on peut faire pivoter pour choisir son point de vue sur les alentours. Instrument de navigation dans le paysage de la sculpture, l’objet est toujours pertinent. On peut d’ailleurs s’y installer et voir le radeau de Dean Baldwin, une conception de l’apéro à la fois festive et cauchemardesque. Une table à piqueniquer est arrimée à bonne distance du bord, là où la rive est visitée quotidiennement par les marées. Éprouvée par cette force, la table, réparée à plusieurs reprises, prend finalement sa forme juste. Elle attire les plus vaillants pour trinquer et casser la croûte les pieds dans l’eau. À eux deux, ils évoquent le prolongement de la sculpture dans le territoire.

En marge de la biennale, les artistes en résidence à Est-Nord-Est ont installé, sur la rive près du quai, les lettres en bois du mot boutique. L’installation est précaire, délicate, et évoque la disparition de la boutique ainsi que celle du métier de sculpteur tel qu’enseigné depuis les années quarante à l’École de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli. Cette résidence d’artistes est le prolongement historique de cette ancienne École de sculpture. Moins événementiels, mais tout aussi engagés, les séjours en résidence permettent aux artistes « venus d’ailleurs » de travailler dans un contexte où les questions sur la sculpture, le bois et les tensions entre le contemporain et la sécularité, l’activité de recherche et la commercialisation sont aussi soulevées. L’activité de recherche qui s’y déroule semble enfin avoir trouvé sa place avec l’aspect festif de la biennale.

L’engagement du commissaire à changer les choses, entre autres ici, pour réintroduire le bois dans nos pratiques, a dynamisé les efforts de la biennale. Maintenant bien engagé sur la voie de la réflexion, l’événement saura certainement aborder encore des questions de sculpture, de territoire et d’espace tout aussi significatives.

 

Natalie Lafortune, artiste, vit et travaille à Montréal. S’attachant à sonder les contextes dans lesquels elle évolue, c’est dans le cadre d’une maîtrise en arts à l’Université du Québec à Montréal (2013) qu’elle développe une réflexion sur les fondements utopiques des projets architecturaux et les glissements opérés par leur mise en application. Son travail a été présenté en Corée, au Japon, en France, en Allemagne et au Québec. Coordonnatrice des résidences d’Est-Nord-Est de 1997 à 2007, elle s’intéresse aux questions liées au contexte de travail, au processus artistique et à l’espace du paysage.

 


  1. Le comité organisateur était formé de Marie-Claude Gamache, Michel Saulnier, Christiane Hardy, Dominique Boileau, François Garon et Alexandre Piral.