André-Louis Paré
N° 103-104 – printemps-été 2013

Bernard Westphal, Le Monde plausible. Espace, lieu, carte

Bernard Westphal, Le Monde plausible. Espace, lieu, carte. Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2011, 254 p.

Ce livre de Bertrand Westphal fait suite à La Géocritique : Réel, fiction, espace, paru chez le même éditeur en 2007 et dont nous avions rendu compte précédemment (voir revue Espace, n° 83, 2008). Alors que dans cet ouvrage, il était surtout question de la notion d’espace en termes de fiction au niveau littéraire – fiction qui pouvait s’étendre au domaine des arts visuels, comme la sculpture–, ce second livre reprend la question de l’espace en lien cette fois avec les notions du territoire, mais un territoire surtout rêvé, imaginé. C’est en effet à partir de cet aspect imaginaire que ce livre intitulé Le Monde plausible analyse avec toujours autant de rigueur que pour La Géocritique la question des cartes et de la cartographie, telle qu’elle s’est présentée non seulement à travers l’histoire occidentale, mais aussi selon d’autres cultures. Pourquoi la cartographie ? Tout simplement parce que l’art de la carte est une écriture de l’espace terrestre, une géographie qui, à plusieurs occasions, se présente sous le signe d’une création.

Pendant longtemps, lorsque l’« autre » était encore du domaine de l’inconnu, de l’étranger, le monde, l’univers dans lequel l’homme s’accordait une place essentielle se présentait comme uni. Or, ce monde unifié, harmonisé à partir d’une vision du monde n’était qu’une projection idéale. En Occident, ce fut souvent la manière de voir. Un premier chapitre souligne en quoi la cartographie et le nombrilisme culturel vont de pair. Le monde connu se projette à partir d’un centre. Que ce monde se soit constitué en Grèce  ou au Moyen-Orient, notamment pour inscrire dans l’Histoire que Jérusalem est le centre religieux par excellence, il n’en demeure pas moins que la carte se montre souvent comme le nombril du monde. Dans cette perspective, les cartes sont de puissants instruments de propagande. Mais ces visions unitaires fantasmées par une représentation du monde ne sont que le résultat d’un désir d’uniformisation qui cherchera tout au long de l’Histoire humaine à exercer une harmonisation.

C’est avec l’avènement de la modernité, lequel coïncide avec les exploits des grands explorateurs, que cette aspiration à l’harmonisation peut devenir réelle. Par conséquent, l’auteur souligne avec raison l’importance de la Renaissance qui, en Occident, a permis l’ouverture vers de nouveaux horizons sur tous les plans de la connaissance. Mais modernité rime aussi, comme on le sait, avec colonisation. Aussi curieux que cela puisse paraître, la modernité dans son appétit de savoir tourne le dos à la vieille idée d’hospitalité. Le désir d’aller plus loin est souvent porté par une volonté d’agrandir son territoire. Mais du moment où les idéaux humanistes qui ont fait de l’Histoire un idéal de progrès se sont anéantis avec la Seconde Grande Guerre, ce désir d’expansion terrestre semble dorénavant épuisé. Parvenue à son terme, cette période fera surgir un autre tournant dans le domaine de l’espace cartographique. Un espace qui redécouvre l’importance de l’imaginaire au sein de ce que Michel Foucault appelait l’hétérotopie.

Fidèle à la pensée de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, telle qu’exposée principalement dans Mille Plateaux (Éd. de Minuit, 1980), le livre de Westphal considère notre rapport à l’espace dans l’horizon d’une territorialisation/déterritorialisation/ reterritorialisation. Dès lors, affronter l’espace dans le contexte de la postmodernité, c’est aller à la rencontre d’une énigme, d’une ouverture par rapport à d’autres mondes possibles. Cela nécessite toutefois l’opposition entre le déplacement et le mouvement quant à ce qui tend à la stabilité et à l’enracinement. La postmodernité à laquelle la cartographie contemporaine participe conçoit donc plusieurs mondes. En effet, au-delà des territoires maîtrisables – la « mètrise du monde » selon Deleuze et Guattari –, les théories des mondes possibles opèrent une mutation de l’espace comme lieu ou conglomérat de lieux en un espace ouvert, sans frontières. Au dire de l’auteur, cette vision de l’espace est le propre de notre temps complexe.

Ce deuxième ouvrage consacré à la géocritique a pour enjeu de repérer l’histoire de ce « spatial turn » qui va s’opérer au sein de notre représentation du monde ; il a aussi pour but de remettre en question l’eurocentrisme qui s’est manifesté tout au long de cette histoire. Selon Westphal, il importe donc de lutter contre la graphocratie afin d’affirmer une cartographie différente. Pour ce faire, l’art et la littérature montrent des signes tout à fait encourageants pour offrir de nouvelles images du monde. En littérature, plusieurs écrivains s’inspirent de la carte, mais les artistes en arts visuels également. Il en est rapidement question à la fin de son ouvrage, mais il aurait été intéressant que l’auteur développe davantage cet aspect. Car même si « la relation de la carte au texte et à l’image, à toute forme de fiction, ne date pas d’hier », n’est-ce pas surtout à partir des pratiques artistiques actuelles que le titre de cet ouvrage trouve sa pertinence ?

 

Bernard Westphal, Le Monde plausible. Espace, lieu, carte. Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2011, 254 p.