Anne Pilorget
N° 102 - hiver 2012

Bernard-Alexandre Beullac. Une poétique de l’objet

Le rapport de l’homme à l’objet n’est du tout seulement de la possession ou de l’usage. Non, ce serait trop simple. C’est bien pire. Les objets sont en dehors de l’âme, bien sûr ; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête. Il s’agit d’un rapport à l’accusatif  1.
– Francis Ponge

Influencé par un parcours en art appliqué, le travail du sculpteur Bernard-Alexandre Beullac s’intéresse au rapport à l’objet comme « aspect essentiel de notre être au monde », qui « influence notre subjectivité 2 ». Ses oeuvres interrogent non pas la question de l’avoir, mais de l’être, affecté par l’objet. Ainsi, dans ses dernières créations, l’artiste fait formellement référence à la bombe : Rose, et sa série intitulée La Parabole matérielle (I, II, III et IV). Nonobstant le point de rupture dans la modernité engendré par l’envergure destructrice de cette arme, l’artiste ne s’y est pas intéressé pour son propos sociopolitique. Il explique avoir été avant tout attiré par son aspect formel, sa sensualité et son esthétisme industriel. Il se sert davantage de l’ogive comme forme léguée par l’art moderne et inscrite dans l’inconscient collectif. L’oeuvre est ainsi soustraite à toute charge pathétique, la forme ogivale sert de métaphore.

D’emblée, la série La Parabole matérielle frappe par sa pluralité d’ambivalences. À la forme de l’ogive est associée la figure antinomique d’un animal marin. Les sculptures oscillent entre deux iconographies, celle d’un objet industriel synonyme de mort, et celle d’un être vivant. L’inertie de la bombe paraît supplantée par le mouvement organique de la queue de poisson, qui maintient en équilibre l’ensemble de la sculpture. L’artiste transforme de la sorte le lourd en léger, transcende l’objet en non-objet. C’est en suivant ce même procédé que Bernard-Alexandre Beullac avait créé Sans défense, sculpture marquante de l’exposition Repérage de Loto Québec 2012 au Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul. À la manière d’un jeu de construction, avec des pièces emboitées à l’aide de gros boulons, l’artiste a su évoquer la forme animale d’un squelette. Toutefois, sa forme aérienne imprègne de vie la sculpture. Sous forme zoomorphique, l’objet devient magie.

Malgré l’enchantement qui s’en dégage, le travail de l’artiste n’est pas sans gravité. En effet, la représentation d’une bombe rappelle l’angoisse de la mort et le fait que désormais « l’humanité en totalité est tuable 3 ». En outre, ces oeuvres sont toutes marquées d’une scission, d’un vide entre les deux éléments sculpturaux. Cette fracture évoque la fragilité, la déficience. Peut-on y voir une allusion au risque d’atomisation d’une société de surconsommation ? Ou encore son morcellement engendré par la violence fictive de la bombe ? En se dégageant de tout discours moralisateur, Bernard-Alexandre Beullac semble répondre à ces enjeux par ceux de sa pratique sculpturale.

Au contact de ces sculptures quasi vivantes, nous sommes invités à une expérience sensible. Réalisées à l’échelle humaine, elles paraissent exprimer la force pulsionnelle qui en est à l’origine. L’artiste propose ainsi un rapport à l’objet à l’encontre de celui instauré par la production industrielle. À ce propos, Jean-Michel Varenne explique dans son livre sur La magie des objets : « Devant la mécanique, le corps doit s’effacer. Les choses produites par la technique nient le corps. La cohérence propre à toute fonctionnalité standardisée néglige obligatoirement l’animalité, la sexualité, la force physique jadis inscrites dans l’objet artisanal 4. » Les sculptures de Bernard-Alexandre Beullac semblent au contraire évoquer la corporalité humaine et l’expression de la force créatrice. Elles nous offrent de partager l’expérience singulière de l’acte de création, de ressentir le geste de sublimation artistique.

La matière, elle aussi, participe à la subjectivisation des sculptures. On peut remarquer des marques d’imperfections sur Rose – oeuvre qui fait formellement référence à la bombe lancée sur Hiroshima. L’artiste semble accepter ces marques de travail, comme le ferait un artisan. De la même manière, sur beaucoup de ses oeuvres apparaissent des coulures de peinture. Par ces empreintes, l’homme peut se reconnaître, contrairement à ce qu’offrent les produits industrialisés. Quant à La Parabole matérielle II et III, la matière contribue à rendre l’oeuvre plus ambivalente encore. Réalisées en bois, elles sont recouvertes d’une couche de peinture métallique.

Le fini monochrome rappelle l’objet industriel, amorphe, mais la texture naturelle reste apparente. De façon sous-jacente, la matière anime l’inorganique. Ce jeu qu’opère l’artiste participe à une poétique de la sculpture, peut-être pour suggérer un propos insaisissable et exprimer l’immatériel. Le titre même, La Parabole, évoque d’ailleurs à la fois la courbe décrite par le projectile, tout en référant à l’allégorie religieuse. L’artiste semble élever l’oeuvre à un propos spirituel.

Là où les conséquences de la production humaine, qui trouve son paroxysme dans celle de la bombe, font place à l’indignation et figent tout propos rationnel, l’artiste a la « responsabilité de maintenir un espace de vie et de création 5 », comme l’explique Michaël La Chance. Or, l’ensemble des procédés de métaphorisation auxquels procède Bernard-Alexandre Beullac – l’animation de l’objet par la forme et la matière, les traces de sa création et de sa fabrication – apporte une réflexion émotionnelle visant à réinstaurer le dialogue. Ses oeuvres offriraient ainsi une possibilité de réappropriation, voire de communion de l’homme au monde.

 

Après une licence en histoire, Anne Pilorget a poursuivi des études en Art, lettres et civilisation, jusqu’à la maîtrise, à l’Université de Bretagne puis au Canada en partenariat avec l’Université Laval. Dans son mémoire, elle s’est interrogée sur la question de la démarche artistique en poésie, en musique et en art visuel à travers les correspondances de Rainer-Maria Rilke et celles de Patrice de la Tour du Pin. Elle écrit actuellement de la poésie, des essais sur l’art et travaille comme rédactrice pour des artistes de Québec.

 


  1. Francis Ponge, « L’objet c’est la poétique», in Nouveau recueil, Paris, Gallimard, collection « nrf », 1967, p. 146.
  2. Frédéric Neyrat, Heidegger et l’ontologie de la consommation, Rue Descartes, 2005/3 n° 49, p. 8-19.
  3. Sylvie Courtine-Denamy, Le souci du monde : dialogue entre Hannah Arendt et quelques-uns de ses contemporains, Librairie Philosophique Vrin, France, 1999, p. 93.
  4. Jean-Michel Varenne, La magie des choses, Paris, Hachette, 1980, p. 132.
  5. Michaël La Chance, Œuvres-bombes et bioterreur, l’art au temps des bombes, Intervention, Québec, 2007, p. 197.