Jean-Michel Quirion

Barbara Claus, Temps sombre

Plein sud, centre d’exposition en art actuel
Longueuil
15 septembre –
3 novembre 2018


Alors que l’humanité se conforme de plus en plus à un monde désincarné, Barbara Claus interrogeait, durant une résidence à Plein sud, à l’automne 2018, cette idéologie consumériste qui limite les expériences d’exploration et de création. Temps sombre aspire à une distanciation des principes capitalistes de notre société commandée par une surenchère des technologies et ce, au moyen d’une série d’interventions empiriques et in situ qui édifient un espace investi de réminiscences; d’une mémoire temporelle. Ainsi, l’artiste propose une réactualisation formelle et matérielle de ses processus de création antérieurs, de même qu’une introspection sur ses évocations d’existence par d’autres œuvres récentes. Les interventions momentanées témoignent de gestes en suspens laissant percevoir les instants d’hésitation – le processus – lors de l’incarnation d’évanescentes traces dans l’espace. La finalité de l’exposition se trouve non moins dans son élaboration que dans son expérience directe; les propositions en viennent à porter autant sur leurs ruines que sur leurs potentiels futurs. En cela, les techniques utilisées sont soustraites de la logique productiviste, devenue la norme, et s’inscrivent dans une visée unique et, de surcroit, poétique.

L’exposition s’ouvre sur Temps sombre (2018), une installation constituée d’une série d’actions exécutées sur les quatre murs de la galerie. Sachant que maintes strates de peinture se sont superposées d’année en année, Claus a ostensiblement découpé et décollé celles-ci. Sorte d’archéologie, l’accumulation des surfaces se révèle en des murales singulières, entre apparition et disparition, par la multitude des textures et des couleurs des murs d’autrefois. Vestiges laissés par les artistes qui l’ont précédée, les actions de Barbara Claus rendent hommage à ceux-ci. Or, l’espace immaculé s’est progressivement transformé par la succession de minutieuses incisions cubiques, témoignant de son engagement latent tandis que tout de notre société semble s’accélérer. À ces découpures et dentelures variées, Claus ajoute des entailles de feuilles d’argent dont les tonalités changent constamment en raison des effets de réverbération que procurent la surface métallique, les additions de couches de plâtre, les hachures griffonnées au graphite et les empreintes éthérées. Les résultats des gestes intrusifs et parfois vifs, de même que la subtilité de ceux-ci, s’avèrent exposés. La présence de l’artiste est pleinement ressentie à travers les délicates traces. Au sol, les écaillures et les poussières résiduelles sont soigneusement laissées en amas qui se répandent, ça et là, au cours de la durée de l’exposition. D’après cette stratégie d’intervention directe sur les murs, une cinquantaine de crayons tapissés de feuilles d’or sont enfoncés, en forme de quadrillage, à même l’une des cloisons de plâtre.

Des dessins issus des années 1990 sont spécifiquement itérés et remaniés pour l’exposition; une monumentale fresque bigarrée au fusain sur des papiers rapiécés, devant laquelle le visiteur se retrouve submergé par l’intensité et la vacuité du noir, est centralisée parmi une sélection de dessins monochromes jouant sur les textures et les lustres.

Troublant la contemplation et invitant le visiteur à prendre position, la mention « Dans la mort il n’y a rien de décoratif » se retrouve calligraphiée, sous la fresque, à quelques centimètres du sol contre la cimaise. Cette relation au sol se trouve notamment amplifiée par les Urnes (2018), énigmatiques pièces de formes somatique et organique à la fois, qui ponctuent le parquet de la galerie d’une extrémité à l’autre. Sans hiérarchie affirmée entre elles, les œuvres ne déterminent pas de parcours et s’en remettent entièrement à l’instinct du visiteur. Ces urnes scellées pour toujours, à découvrir une à une, s’avèrent remplies de pigments purs collectionnés par l’artiste depuis plus de trente ans. Chacune des précieuses poudres encapsulées évoque des potentiels allégoriques s’ouvrant sur une multitude d’interprétations alors que des imageries funestes semblent émerger de la matière.

Dans cette exposition où les manipulations les plus fragiles façonnent un monde sensible conçu comme un appel à la liberté d’explorer, Barbara Claus s’engage dans un processus créatif, de façon signifiante, par le prolongement d’expérimentations du passé en un perpétuel devenir. En d’autres mots, l’artiste avance un espace-temps transitoire qui, marqué de sa présence, s’oppose aux notions de pérennité et de durabilité, jusqu’à l’obsolescence. Au final, l’ensemble des propositions éphémères invite à l’imprégnation et atteste de cette tentative idéalisée d’esquiver l’obscure temporalité dans laquelle notre société est actuellement plongée; ce monde voué à sa perte éminente.

 


Jean-Michel Quirion est candidat à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Son projet de recherche porte sur l’élaboration d’une typologie de procédés de diffusion d’œuvres performatives muséalisées. Une résidence de recherche à même les archives du MoMA a mené à cette analyse. Il travaille au Centre d’artistes AXENÉO7 en tant que coordonnateur des communications et des publications à Gatineau. Du côté de Montréal, il s’investit au sein du groupe de recherche et réflexion CIÉCO : Collections et Impératif évènementiel/The Convulsive collections.

Barbara Claus, Dans la mort, il n’y a rien de décoratif, 1992-2018. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : Guy L’Heureux.
Barbara Claus, Temps sombre, 2018. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : Guy L’Heureux.
Barbara Claus, Temps sombre (détail), 2018. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : Guy L’Heureux.