André-Louis Paré
N° 103-104 – printemps-été 2013

Atlas des Mouvements : la marche de montréal (entretien avec Christoph Fink)

En 2008, vous étiez à Montréal pour réaliser un projet intitulé La marche de Montréal. Vous aviez auparavant fait d’autres projets similaires, dont La marche d’Istanbul et La Marche de Frankfort, dans lesquels vous produisiez à votre rythme une carte du territoire sur lequel vous vous déplacez. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes retrouvé à Montréal ?

Christoph Fink : En fait, je peux travailler partout, puisque mon champ d’études couvre en principe la Terre entière. Mais, dans la pratique, je réponds aux invitations provenant de musées, d’artistes et de commissaires. Il m’arrive également de réaliser mes propres projets d’itinéraires visant différents ancrages géographiques. Aussi, lorsque j’accepte les occasions qui me sont offertes, j’essaie dans un minimum de temps de parcourir un maximum d’espace. J’ai traversé en effet Frankfort, Istanbul, mais aussi Cleveland dans l’Ohio. Pour ce qui est de Montréal, le parcours de son territoire s’est réalisé en raison d’une invitation faite par la Galerie VOX à l’occasion de l’exposition Espace mobile 1. Ce voyage m’a permis de parcourir l’île de Montréal en quatre sens, d’une extrémité à l’autre, créant ainsi un rapport avec le fleuve Saint-Laurent et le mont Royal, seule élévation au sein de cette superbe plaine habitée. Quelques documents de ce parcours, dont une sculpture céramique, furent présentés lors de l’exposition qui eut lieu quelque mois après ce premier voyage.

 

J’aimerais que vous me précisiez comment s’organisent vos cartographies. Autrement dit, comment, lorsque vous parcourez le paysage de la ville de Montréal, par exemple, vous enregistrez les données qui vous sont disponibles à titre de voyageur.

Dès mes premiers voyages, j’ai compris l’importance de noter les coordonnées de temps et d’espace. S’inscrire littéralement dans le temps et l’espace a pour moi un grand potentiel poétique. C’est ainsi que s’est développée une méthode de travail prioritairement « chronogéographique ». Ce n’est que plus tard que j’ai nommé et numéroté chaque voyage comme « mouvement ». Que cela se fasse à pied, à vélo, en train ou en avion, je tente souvent avec mon parcours de voyages d’élaborer des schémas mathématiques à partir de ce que j’ai préalablement dessiné sur des cartes. Je suis fasciné par la manière dont ces schémas sont transformés ou déformés par les circonstances. Par exemple, à Istanbul, j’ai parcouru le Bosphore en diagonale, puis sillonné la ville dans un grand mouvement concentrique en traversant les zones d’urbanisation sauvage. Et tout comme pour Montréal, c’est d’abord le paysage physique qui m’intéresse (montagnes, rivières, vallées, plaines…) et comment la ville est modelée par celui-ci. J’essaie de comprendre, de ressentir pourquoi une ville se trouve à cet endroit précis, où se situent les tensions, quels en sont les mentalités, le mode de fonctionnement. En somme, je suis intrigué par ce que je pourrais appeler la rythmique d’une cité.

 

Vous parlez de « chronogéographie », pourriez-vous préciser ?

Une de mes méthodes consiste à chronométrer, à fixer le temps. Le temps–cette abstraction convenue qui nous donne prise sur le chaos (ou l’absence d’ordre) environnant – m’offre un espace apparemment objectif. Il me permet aussi depuis quelque temps de situer mon travail dans certaines histoires et cadres temporels plus vastes et d’élargir mes modèles de comparaison. Ma méthode de notation est donc un moyen d’apporter une certaine structure, un certain ordre qui se prête à la réflexion ; ou plutôt, qui me permet d’enrichir l’expérience du temps et de l’espace. Toutes les étapes entre « ici » et « là-bas » sont importantes. L’objectif devient donc de documenter avec précision l’ensemble de ces étapes en relevant mes impressions en de courtes notes que je mets sur papier et que je transforme par la suite en dessins, schémas, mais parfois aussi en sculptures. Je note de façon minutieuse et à la seconde près ce que je vois et perçois, tant le paysage qui défile, les conditions de voyage que mes sensations. La combinaison de tous ces aspects produit un journal de voyage dans lequel les facteurs externes sont liés à une certaine introspection. En d’autres mots, j’essaie, à travers mes observations personnelles, de raconter quelque chose qui dépasse mon expérience. J’extrapole de celle-ci quelque chose qui peut avoir aussi un sens pour les spectateurs qui vivent au sein d’un espace chaque fois particulier.

 

Sauf erreur, la plupart des marches que vous entreprenez sont consignées dans des ouvrages qui ont pour titre générique Atlas en MouvementsAtlas der Bewegingen. Vos expériences du territoire prennent ainsi la forme de livres qui archivent ou inventorient les divers parcours que vous avez faits. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent ces ouvrages ?

Le titre Atlas des Mouvements s’est imposé lors de la préparation d’une exposition qui survolait une dizaine d’années de voyages et qui fut montrée au Middelheim Museum d’Anvers, en 2000. J’aimais la notion musicale du mot « mouvement » – bewegingen en néerlandais – et j’ai tout de suite pensé que chaque voyage s’identifie bien à cette idée de déplacement. Puisque chaque voyage correspondait à un « mouvement», l’ensemble des voyages effectués jusqu’alors m’amenait donc à l’élaboration de l’Atlas. C’est pourquoi, aujourd’hui, je considère l’Atlas des Mouvements comme le titre général de mon oeuvre qui inclut la totalité des actions – c’est-à-dire des voyages–, mais aussi leur matérialisation en sculptures, en dessins, en photographies, en documents sonores, en livres et, bien sûr, en expositions. Le livre, édité à l’occasion de cette exposition, est le premier d’une série de trois ouvrages publiés jusqu’à présent.

 

Vous avez présenté, du 23 février au 6 mai 2012, au Musée M de Louvain, une exposition justement intitulée Atlas der Bewegingen—Atlas des Mouvements. À quoi le spectateur devait-il s’attendre lors de cette exposition…

L’exposition est d’abord une initiative du Musée M et de la Commission d’art contemporain de l’Université catholique de Louvain. Cette exposition de mes oeuvres était présentée en deux volets. D’abord, elle s’inscrivait dans le cadre de l’hommage à l’humaniste et cartographe Gérard Mercator (1512-1594) afin de souligner le 500e anniversaire de sa naissance. En étudiant les ouvrages de Mercator, je suis tombé sur sa première création : la carte de Palestine. J’ai intuitivement ressenti une certaine affinité avec cette carte. En confrontation avec la carte originale de la Palestine de Mercator (prêtée par la Bibliothèque nationale de France), j’ai présenté pour cette exposition l’une de mes oeuvres récentes, Les promenades en Palestine (2009-2011). Il s’agit du mouvement numéro 97. Cette oeuvre constitue l’ébauche d’une grande étude sur l’histoire du Moyen-Orient et inévitablement du monde. Comme toujours, je pars de ma propre expérience. Il m’apparaît essentiel de fouler le terrain, de le regarder, de le mesurer, de le sentir. C’est la base de ma réflexion et c’est le terreau de mon travail artistique. Dans le deuxième volet, j’ai voulu dévoiler les couches inférieures de ma méthode de travail. Puisque l’intégralité de mon oeuvre fonctionne comme une archive, une sorte de banque de données, j’ai donc montré mes archives. J’ai sélectionné certains aspects moins connus, par exemple, mes archives d’images analogiques, mes sources d’inspiration, mes dessins d’enfance, une partie de mes archives vidéo, mes croquis et mes notes personnelles. Concrètement, cela se traduisait dans un ensemble de vitrines remplies de la plupart de ces matériaux avec des projections vidéo ; des cartes utilisées pendant les voyages étaient fixées au mur. En fait, je présentais au Musée M de Louvain l’origine de mon oeuvre et ma passion pour la pensée en termes de voyage et de déplacement.

 

Vous avez fait allusion au géographe et mathématicien flamand Gérard Mercator, quelle importance a-t-il selon vous dans votre propre travail ?

Contrairement à moi, Mercator ne voyageait presque jamais. Mais il jugeait important de mesurer le mythe à la réalité et de confronter la Palestine biblique avec d’authentiques récits de voyage. On peut appeler cela une méthode empirique indirecte. La carte qu’il en a déduite donne le ton à son oeuvre : l’homme prend (ou reprend) les choses en main. La nouvelle méthode de projection qu’il a développée est naturellement importante et je m’inscris dans la ligne de ce travail d’étude. C’est lui qui a introduit le mot « atlas » dans la cartographie. Mais au-delà de sa valeur cartographique, l’oeuvre de Mercator a aussi une grande portée politique. La dimension politique de son oeuvre réside dans le fait qu’il a mis en branle de nouveaux modes de pensée qui lui ont attiré des problèmes. Avec les idées nouvelles de l’époque, on commençait à remettre en question la foi comme seul cadre de référence et l’Église comme seul pôle de pouvoir. Outre sa contribution au développement de la cartographie, Mercator a donc joué un rôle primordial dans le mouvement humaniste. Il a vécu à une époque où l’homme prenait de plus en plus conscience de sa place dans l’univers et développait des méthodes et des techniques à cette fin. À mon sens, nous nous trouvons aujourd’hui à un moment semblable de l’Histoire en raison d’un certain nombre de mouvements d’émancipation. On cherche de nouveau une place pour l’homme, écrasé par un système de production qui s’emballe.

 

Il y a, me semble-t-il, dans votre oeuvre, une réflexion sur le monde et la Terre comme seul territoire, laquelle se retrouve inscrite dans vos sculptures céramiques.

Après vingt ans de travail, l’ensemble de mon oeuvre cartographique commence à prendre forme. J’aperçois le pourquoi de tous ces minutieux récits et en quoi ils s’inscrivent dans le domaine de la cartographie. La cartographie me semble une forme d’art conceptuel largement sous-estimée. Elle nous aide dans notre orientation au quotidien et élargit notre vision. C’est dans la relecture de notre environnement et la recherche constante de nouvelles perspectives que se situe ma cartographie. Dans cette optique, en effet, mon oeuvre céramique est exemplaire. Ce travail a vu le jour à l’occasion d’une exposition sur l’histoire de la Terre. Je cherchais une nouvelle manière de créer une image de la Terre. J’avais d’autre part en tête depuis longtemps l’idée de faire quelque chose avec la céramique et les liens entre la Terre et la céramique sont évidents. Au lieu de la forme actuelle du globe, fréquemment projeté en forme de boule, j’ai développé un disque qui contient tout le temps de la Terre (4,5 milliards d’années). J’ai lié le temps et l’espace dans une forme. La notion d’avenir est ici particulière : le calendrier va de l’an 1 au bord extérieur du disque de céramique jusqu’au présent sur le bord intérieur. J’ai laissé une ouverture au centre du disque pour marquer le futur; on voit en quelque sorte le potentiel du temps futur, par analogie avec le regard que nous portons sur le ciel étoilé, quand nous contemplons en fait le passé (souvent très lointain). J’ai compris ultérieurement que je pouvais appliquer aussi ce nouveau modèle temps/espace à diverses théories de l’Histoire et à mes mouvements, mes voyages. En choisissant un point d’orientation géographique, je peux décomposer des trajets et des mouvements de toutes natures (politiques, économiques, culturelles…) en temps et en espace (au propre comme au figuré). En modifiant le point d’orientation, on peut contempler le même modèle sous un angle totalement différent. Finalement, parallèlement à ce disque, j’ai commencé, il y a quelques années, à développer des objets tournoyants: des sculptures qui tournent sur leur axe comme un vortex. Souvent associées à des compositions sonores, elles rassemblent plusieurs informations sur l’Histoire, les lieux occupés, le territoire. C’est une nouvelle piste passionnante de recherche qui superpose différents temps et espaces et qui, comme pour mon oeuvre céramique, ouvre au-delà de l’aspect informatif au plaisir du langage esthétique.

 

L’artiste Christoph Fink centralise ses activités à Bruxelles. Outre quantités d’expositions, exposés, performances et publications, ses oeuvres ont figuré aux Biennales de Venise, Sao Paulo et Istanbul, à Manifesta 4 (Francfort) et dans des institutions artistiques de renom, comme Witte de With (Rotterdam), le S.M.A.K. (Gand) et The Drawing Center (New York).

 


  1. L’exposition Espace mobile (commissaires : Marie-Josée Jean et Partice Loubier) a eu lieu du 5 avril au 31 mai 2008.