André-Louis Paré
N° 112 – hiver 2016

Art, mémoire et vérité

Ce numéro de la revue ESPACE art actuel a pour thème « Monuments/contre-monuments ». L’idée du monument n’est pas récente. Elle émerge avec la conscience de l’histoirei. Selon l’étymologie latine, monumentum signifie « ce qui rappelle le souvenir », le monument a donc valeur de commémoration. Par sa présence, le monument sollicite notre attention quant à ce qui a été et, de ce fait, devrait nous sensibiliser à l’avenir. S’y faufile subtilement un devoir de mémoire. Mais cette vision commémorative a-t-elle encore son importance ? Ce devoir passe-t-il nécessairement par la construction d’un monument qui se veut permanent ? C’est qu’un monument – surtout lorsqu’il évoque un évènement éloigné – s’expose sans ne plus rien imposer. Il est là pour la célébration officielle, celle où la mémoire est convoquée sans l’effort demandé pour qui veut réellement se souvenir. À plus forte raison, si les monuments donnent l’illusion d’une mémoire commune.

Si ce fut parfois le cas dans le passé, les artistes en arts visuels n’assument généralement plus ces projets mémoriels. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, ils n’en sont plus les maîtres d’œuvre. Apparue à la fin du siècle dernier, c’est l’idée du contre-monument qui tente de répondre à certaines interrogations concernant la lourdeur monumentale, son manque de dynamisme mémoriel. James E. Young considère important que les contre-monuments rejettent et renégocient les formes et les raisons traditionnelles de la commémorationii. Envisageant la difficulté de commémorer l’Holocauste, les jeunes artistes allemands, dont notamment le couple Jochem et Esther Shalev-Gerz, ont été sensibles à l’idée de revoir la notion de commémoration. En somme, le contre-monument souhaite principalement interagir avec ce que le monument déploie comme symbole dans son rapport à la mémoire historique. Il offre un élargissement de notre vue sur l’histoire des évènements passés en l’ouvrant à d’autres réalités. Autrement dit, le contre-monument s’oppose à une croyance ou à un évènement au lieu de réaffirmer sa valeur. Sa façon d’être contre n’est pas seulement négative. Si elle oppose une autre façon d’envisager la réalité historique, c’est pour entrer en dialogue avec l’histoire et la soi-disant vérité qu’elle offre à la vue et à la pensée.

À la suite des travaux de Young, les auteurs Quentin Stevens, Karen A. Frank et Ruth Fazakerley, auxquels ce dossier fait référence, ont déterminé deux types de contre-monumentsiii. Les premiers emploieraient des stratégies inverses à celles des monuments conventionnels, par le sujet traité, la forme, le site d’implantation, l’expérience suscitée ainsi que la signification. Les deuxièmes formeraient une réponse critique à un monument existant. Ils établiraient un contraste spatial, thématique ou expérientiel avec ce dernier, un dialogue par lequel ni le monument d’origine, ni le nouveau ne pourraient plus être envisagés l’un sans l’autre. Or, les textes réunis dans ce dossier abordent les deux perspectives et offrent, autant que faire se peut, un portrait juste de ces nouvelles dimensions commémoratives au sein de l’histoire collective.

Dans son texte, Quentin Stevens présente divers mémoriaux qui proposent un engagement dialogique avec d’autres monuments afin de s’interroger sur l’identité nationale. Mélanie Boucher, qui a codirigé ce dossier, analyse certaines actions performatives de l’artiste d’origine roumaine Alexandra Pirici. L’auteure montre ce en quoi Soft Power. Sculptural additions to Petersburg monuments de Pirici remet en question la splendeur monumentale, tout en se distinguant des performances touristiques. Pour sa contribution à ce numéro, Nadine Blumer discute l’importance de la galerie Kai Dikhas de Berlin dont le mandat est de présenter les œuvres d’artistes contemporains roms, alors que cette galerie est située non loin du site commémoratif officiel allemand du génocide des Roms. Bérénice Freytag consacre son texte à l’examen du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes. Inauguré en 2011, ce monument commémoratif tente de réinventer le rapport dialogique entre le spectateur et l’œuvre. Toujours pour ce dossier, Vincent Marquis nous propose un texte sur le nouveau modèle d’espace monumental imaginé par l’artiste Thomas Hirschhorn. Il s’attarde principalement au Monument Gramsci produit en 2013. Enfin, nous avons invité l’artiste d’origine bulgare Pavel Pavlov à nous proposer un « parcours optique » qu’il amorcera à partir du Musée de l’art socialiste de Sofia.

Comme plusieurs autres pays de l’ancien bloc de l’Est, la Bulgarie a subi d’énormes préjudices. Dans certains pays ayant vécu la répression soviétique, nous trouvons parfois des monuments dédiés aux victimes du communisme. Par contre, l’annonce d’un monument semblable érigé sur la colline Parlementaire à Ottawa est loin de faire l’unanimité. Dans la section « Art public et pratiques urbaines », Nathalie Casemajor nous rappelle les différentes étapes qui ont conduit au projet Monument aux victimes du communisme qui devait être érigé en octobre 2015, mais qui se trouve pour le moment retardé. Dans son texte, Casemajor insiste sur l’instrumentalisation de ce projet de monument par l’ancien gouvernement canadien, dirigé par Stephen Harper. Or, à la suite de cette annonce, un collectif d’artistes, de chercheurs universitaires, de philosophes, d’historiens de l’art et de commissaires a été formé afin de réagir à ce projetiv. Il souhaitait essentiellement interroger cette lecture de l’histoire monumentale et ouvrir un espace de discussion concernant l’acte commémoratif. Un appel à proposition aux artistes a été lancé pour monter une exposition permettant de jeter un autre éclairage sur ce projet de monument et sa récupération idéologiquev.

Présentée au centre d’artistes Axe Néo7 (Gatineau) et intitulée Monuments aux victimes de la liberté, cette exposition a réuni quinze artistesvi. Parmi les œuvres présentées se trouvaient des affiches signées Clément de Gaulejac; un projet de maquette contre monumentale d’Edith Brunette; un autre proposé par Projet Eva. Parmi les trois œuvres de Steve Giasson, il y avait une plaque commémorative à l’effigie de Staline, mais aussi une vidéo superposant un reportage sur Lénine et un extrait du film Blanche-Neige, réalisé par Disney. L’artiste Frank Shebageget y a présenté une murale sur laquelle sont inscrits les noms des communautés inuites et métisses en processus de réappropriation de leur culture. Non loin de cette murale, une sculpture de Michel de Broin dénonçait le réductionnisme idéologique dans un monde complexe où circulent librement un milliard d’armes à feu. Sheena Hoszko a reproduit comme un mausolée les dimensions d’une cellule de prison et y dénonce les conditions d’incarcération. Enfin, Nicolas Rivard rappelle, dans une liste exhaustive, les actions entreprises par le gouvernement Harper sujettes à entraver les droits et libertés des citoyens, et Étienne Tremblay-Tardif donne à entendre une bande audio dénonçant le réseau d’influence tissé par diverses instances du pouvoir économico-politique à l’origine du projet de Monument aux victimes du communisme.

Pour terminer ce préambule, rappelons que les contre-monuments, à leur début, ont souvent misé sur l’invisibilité. Ils ont refusé la prétention monumentale. Celle qui, selon Friedrich Nietzsche, empêche de cultiver un rapport libérateur quant à ce qui a étévii. Celle qui, à l’opposé du culte moderne des monuments, tente d’éclairer d’un jour nouveau notre rapport au passé afin de pouvoir, si possible, inventer l’avenir.

 


i Régis Debray, « Trace, forme ou message » dans Les cahiers de médiologie, 1999/1, no. 7, p. 28.

ii James E. Young, « The Counter-Monument: Memory against Itself in Germany Today », Critical Inquiry, Vol. 18, No. 2 (hiver 1992), p. 267-296.

iii Quentin Stevens, Karen A. Frank et Ruth Fazakerley, « The anti-monumental and the Dialogic », The Journal of architecture, vol. 17, no. 6 (2012), p. 951-972.

iv Nathalie Casemajor, ainsi que trois membres du comité de rédaction de la revue ESPACE art actuel (Mélanie Boucher, André-Louis Paré et Bernard Schütze) font partie du collectif Entrepreneurs du Commun dans lequel se trouvent également Érik Bordeleau, Michel de Broin, Grégory Chatonsky, François Lemieux et Jean-Michel Ross.

v Voir l’article de Marie-Ève Charron « Le contre-monument qui viendra hanter Harper » paru dans le journal Le Devoir, Montréal, 12 novembre 2014.

vi Présentée du 28 septembre au 17 octobre, l’exposition regroupait des œuvres d’Edith Brunette, Michel de Broin, Emmanuel Galland, Clément De Gaulejac, Steve Giasson, Milutin Gubash, Sheena Hoszko, Thierry Marceau, Projet EVA (Simon Laroche et Étienne Grenier), Nicolas Rivard, Frank Shebageget, Dominique Sirois, Étienne Tremblay-Tardif, Anne Marie Trépanier et Alexandre Piral.

vii Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie » dans Considérations inactuelles, Paris, Gallimard, t. 2. 1990, p. 105.