André-Louis Paré
N° 120 - automne 2018

Art et psychotropes

Au nom de la santé publique, le parlement canadien s’apprête à légaliser l’usage récréatif du cannabis. En règlementant sa production et sa consommation, le Canada fait désormais de cette drogue une substance qui, comme le tabac ou l’alcool, fort lucratifs, ne sera plus interdite. Au lieu de réprimer et de poursuivre en justice, le gouvernement a choisi d’en encadrer l’usage et d’éduquer sur ses risques potentiels, car ce sont les dangers que recèle ce psychotrope que le gouvernement tente de contrer afin, tout particulièrement, de protéger les plus vulnérables. S’il est vrai que, depuis le début de la révolution industrielle, les états occidentaux s’intéressent à la santé publique, en ce qui concerne la consommation du cannabis, ce n’est que récemment que certains d’entre eux ont choisi la voie de la légalisation. Au nom du bien-être collectif, la surveillance politico-médicale de son utilisation est peut-être justifiée, mais il va sans dire que cette volonté de contrôler les individus lui échappera toujours. Avec la prolifération des drogues festives et autres euphorisants légaux, la surprescription de médicaments sur ordonnances et, bien sûr, la vente illégale de drogues par le crime organisé, la lutte pour contrer la présence accrue de substances psychoactives en vue de la normalisation des individus est loin d’être gagnée. Et qu’en est-il dans le domaine de l’art ? Quels liens les pratiques artistiques entretiennent-elles avec les substances psychotropes ?

Les drogues, longtemps issues d’origines végétales, sont inhérentes aux us et coutumes des plus vieilles sociétés humaines, et ce, afin de provoquer des expériences hallucinogènes dans un contexte de rituels à caractère sacré ou de profiter de ses vertus médicinales. En Occident, ce sont d’abord les scientifiques et les artistes qui se sont intéressés à ces substances afin d’en explorer les effets sur la conscience et notre rapport au réel. Mais, peu à peu, au cours du 20e siècle, la prolifération des drogues a pris un tournant qui nous éloigne de sa consommation liée à des aventures spirituelles. C’est que le désir de transcendance a fait place au besoin d’intensifier un trip donnant l’illusion de s’évader du réel. Aussi, la consommation de diverses drogues, de plus en plus composées et synthétiques, s’est popularisée à partir des années psychédéliques. C’est aussi dans les années 1960 qu’elle est devenue un thème récurrent au cinéma, souvent, d’ailleurs, pour la présenter sous son aspect mortifère avec les figures du junkie, du toxicomane dépendant déchu, sinon en référant aux écrivains ou aux musiciens dont l’usage abusif de produits illicites contribue à leurs déroutes créatrices. Enfin, grâce à des techniques cinématographiques de plus en plus sophistiquées, le 7e art a donné à voir sur écran, souvent de façon fantaisiste, les effets des drogues sur la perception et l’imagination. Et qu’en est-il chez les artistes plasticiens ?

En 2013, l’exposition Sous influences, arts plastiques et produits psychotropes, présentée à la Maison rouge (Paris), rassemblait, dans un panorama plutôt exhaustif, les œuvres de 90 artistes concernant cette relation qu’entretiennent les arts visuels avec les psychotropes. Le commissaire Antoine Perpère a principalement privilégié des œuvres portant sur la représentation plastique de ces substances ainsi que celles réalisées par des artistes sous l’influence de drogues psychoactives à des fins de recherches créatives. Le texte de Camille Paulhan, publié dans ce numéro, réfère justement à plusieurs artistes dont les œuvres étaient présentées lors de cette exposition. En concentrant toutefois son propos sur l’histoire récente des psilocybes en art, l’auteure retient surtout l’apport d’artistes qui représenteront sur toile ou en sculpture l’univers des champignons hallucinogènes. Toujours dans cette exposition de 2013, on pouvait voir certains autoportraits de Bryan Lewis Saunders produits sous influence. Plutôt particulière, sa démarche consistant à dessiner son visage à la suite d’une ingestion de médicaments ou de drogues illicites fait l’objet d’une belle analyse de la part de François Lachance-Provençal pour qui l’absorption de drogues par l’artiste n’est qu’une manière de transformer son rapport psychosensoriel au monde.

Présentée au printemps 2018, l’exposition du KunstPalais (Erlangen) intitulée Altered States. Substances in Contemporary Art devait également souligner la contribution d’artistes proposant visuellement les effets d’altération sur la conscience. Parmi ces artistes, il y avait les Canadiens Rodney Graham et Jeremy Shaw. L’œuvre de Graham, Phonokinétoscope (2001), est un film dans lequel, sur fond de musique pop rock, on voit l’artiste dans un parc à Berlin en train d’ingérer du LSD. L’œuvre exposée de Shaw fut la vidéo intitulée DMT (2004). Pour ce dossier, Mathieu Teasdale propose une intéressante interprétation de cette œuvre expérientielle à laquelle ont participé Shaw et quelques amis. Le DMT est connu en tant que puissant hallucinogène dont on se sert dans la composition de certaines préparations à usages chamaniques. Tout comme pour les œuvres vidéographiques Quickeners (2014) et Liminals (2017), l’artiste s’intéresse tout particulièrement à l’altération de la conscience capable de sublimer le réel, de représenter l’extase, et de produire ce moment inattendu où le psychisme s’immisce dans un autre espace mental. Aussi, en modifiant nos états de conscience, nous sommes aujourd’hui en mesure de visualiser les conséquences physiques sur le cerveau. Dans une œuvre intitulée Degenerativ Imaging (2015), Shaw montre les effets dégénératifs de l’utilisation de substances psychotropes sur le flux sanguin et le métabolisme du cerveau humain.

Comme le rappelle Bernard Schütze, coresponsable de ce dossier, les drogues ont toujours été considérées comme phamarkon, une substance qui guérit ou empoisonne. Or, dans le contexte actuel, le commerce de la drogue fait partie intégrante du capitalisme mondial, et l’industrie pharmaceutique y est associée. Dans son texte, Schütze s’attarde sur certaines œuvres des artistes Beverly Fishman et Sarah Schönfeld. Fishman soulève, par ses œuvres, une réflexion sur le marketing des médicaments toujours plus attrayant, et Schönfeld donne à voir l’effet de certaines drogues lorsque déposées sur de la pellicule photographique. Comme chez Fishman, Colleen Wolstenholme utilise la forme des pilules en circulation pour créer des installations ainsi que différents bijoux. Dans son texte, Ray Cronin analyse les œuvres de cette artiste dans une perspective féministe et de résistance quant au contrôle de nos affects par la grande industrie pharmaceutique. Celui-ci est aussi le sujet d’une œuvre vidéographique des artistes Richard Ibghy et Marilou Lemmens ayant pour titre Visions of a Sleepless World (2014-2015). Michael DiRisio analyse cette œuvre dans laquelle il est question des résultats d’un médicament qui stimule l’éveil dans un contexte de productivité qui exige toujours plus de performance.

Comme on le sait, cette intrusion du marché des médicaments a dépassé les bornes avec ce qu’il faut appeler « la crise des opioïdes ». Que ce soit au Canada où aux États-Unis, la consommation d’antidouleur tel l’OxyContin, un opiacé prescrit en pharmacie, a tué par overdose des centaines de milliers de personnes. Dans son texte, Suzie Oppenheimer nous rappelle le combat qu’a mené l’artiste Nan Goldin pour échapper à sa dépendance alors qu’on lui avait prescrit ce « médicament » pour traiter une tendinite. Elle se bat maintenant contre Purdue Pharma, son fabricant, et tient responsable la famille Sackler qui a fait fortune avec la promotion de ce produit. Comble d’ironie, la famille Sackler soutient avec cette fortune plusieurs musées. Bref, compte tenu de la situation politico-médicale, la relation entre l’art et les psychotropes donne lieu à divers points de vue. Elle peut ouvrir sur le désir de capter des univers intimes d’une rare intensité, mais elle peut aussi contribuer à prendre position en vue de dénoncer son omniprésence dans une société qui voue un culte à la bonne forme physique et à la santé.

En plus de ce dossier, ce numéro d’automne 2018 permet de porter un regard sur deux évènements majeurs : la toute nouvelle biennale de Riga et l’exposition du Musée des beaux-arts de Montréal intitulée Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui et Nous sommes ici, d’ici. L’art contemporain des Noirs canadiens. Vous trouverez également dans la section « essai » un texte ayant pour source de réflexion les installations sonores de l’artiste danois Christian Skjødt. Enfin, les sections « comptes rendus » d’expositions et de livres vous réservent, comme d’habitude, de belles découvertes.