Bénédicte Ramade
N° 110 – printemps-été 2015

L’art de l’écologie aux limites de l’exposition

La gravité du contenu écologique exonérerait-elle les artistes d’un souci de la forme ? La sécheresse formelle de certaines expositions « dédiées à la cause » pourrait le laisser penser. Super informatifs, hésitant entre le devoir éthique et l’émotion, les rassemblements d’oeuvres écologiquement vertueuses ou actives n’ont longtemps pas su à quel rythme battre. La récente actualité démontre-t-elle une inflexion des commissariats ? Cherchent-ils toujours et encore à déciller le public-citoyen, toujours présumé ignorant des véritables enjeux environnementaux ? Ou les enjeux ont-ils fini par évoluer, tenant compte d’une meilleure médiatisation ambiante autant que d’une appétence intellectuelle pour le sujet ?

Depuis les origines d’un art dit écologique dans les années 1960, aux États-Unis, la délicate question de la diffusion se pose. Fragile Ecologies, première exposition collective mise en oeuvre tardivement, en 1992, au Queens Museum par Barbara Matilsky, témoigne d’un art particulièrement réticent à l’exercice de la démonstration en espace muséal normé. Ironique lorsqu’on sait qu’aujourd’hui l’analogie de l’espace d’exposition à un écosystème a supplanté la suprématie du white cube dans les discours ! Mais à l’époque, cet art de terrain destiné à réhabiliter des parcelles polluées en milieu urbain, écologiquement et socialement dysfonctionnelles, avait eu bien du mal à jouer le jeu de l’art d’institution muséale. Réduites à des photographies-témoins, des schémas et quelques reliques relevant d’une fonction testimoniale, les actions écologiques de Patricia Johanson, Mierle Ukeles, Alan Sonfist et des époux Harrison – pour ne mentionner que les pionniers de ce mouvement toujours mal compris à l’heure actuelle –, circonscrivaient un mode d’exposition particulièrement inefficient.

Pourquoi, ici, invoquer pareil adjectif ? Car l’art écologique, en s’appliquant à développer une fonction curative dans et pour l’environnement, en postulant des solutions parfois ingénieuses pour rétablir l’équilibre d’un écosystème, en proposant des moyens de médiation afin de rendre intelligible au plus grand nombre des systèmes particulièrement complexes, s’est positionné dans le champ de l’action utile. Il s’engage ainsi dans un rapport trouble à l’appréciation, entre normes esthétiques et raison scientifique. C’est une problématique qui ne cesse d’encombrer commissaires et artistes, car elle infuse immanquablement toute tentative d’exposer l’art écologique. Celui-ci, à l’instar des arts du politique et des arts dits contextuels, se confronte régulièrement à la nécessité de trouver une forme d’exposition qui soit aussi puissante et effective que sur le terrain où il se développe habituellement.

Ainsi, Tue Greenfort, l’un des artistes les plus pertinents dans le champ d’un nouvel art écologique, n’a-t-il pas rencontré bien des difficultés à exposer le fruit d’une résidence effectuée en 2013 avec la collaboration du Sculpture Centre de Long Island City (Queens) 1 ? Comment rendre compte d’un travail communautaire et collaboratif sur la zone humide de Jamaica Bay, écosystème fragile jouxtant l’aéroport de JFK ? Le compte-rendu visuel et formel pour lequel opta l’artiste danois ne fut pas sans faille. Adoptant alternativement la forme classique de la table taxonomique recouverte de spécimens récoltés sur le terrain, de vidéos documentaires, de cartographie, l’exposition se distinguait toutefois de cet habituel attirail d’inspiration scientifique par une sculpture de grande taille. Sorte de territoire modélisé, le triangle de contreplaqué rudimentaire érigé jusqu’à mi-corps contenait, outre des bâches de plastique, des paillettes vertes, des tubes de plastique fluorescent et du maillage de plastique orange, des jarres et des barils d’eau reliés à un conteneur grillagé de plus grande taille, ironique cube minimaliste dans cet espace plutôt bricolé. The Great Gateway (2013) peinait à exprimer son intention, entre structure pédagogique simplifiée et écosystème décadent où l’eau ruisselait le long des dépressions plastifiées.

Habituellement, Greenfort excelle à débusquer les contradictions des discours et actions perçues et revendiquées comme écologiques, ainsi qu’à déconstruire les vertus vertes (comment l’industrie du recyclage ou la production biologique de lait sont énergivores, par exemple). Ici, l’entreprise semble avoir été prise au piège de la résidence, de l’implication de l’auteur avec son sujet. Comme souvent, dans les expositions d’art écologique, tout est particulièrement encodé, nécessitant au visiteur de se documenter, d’entrer activement dans la ronde orchestrée par l’oeuvre. Bien sûr, cette implication peut être considérée comme une réussite, mais elle est rare. L’autre facteur aggravant est le super localisme de l’oeuvre. Si un New-Yorkais âgé n’a peut-être aucune difficulté à se souvenir que Jamaica Bay a longtemps été affublée du surnom de Garbage Bay (baie poubelle) avant de redevenir une zone salubre, le quidam, lui, ne saura rien de cette histoire. Pas plus qu’il ne mesurera dans sa relation aux oeuvres proposées que Jamaica Bay est passée, dans les années 1950, du statut de dépotoir à celui de plage protégée et de parc municipal, à grand renfort de reboisement et de mesures protectrices parfois drastiques.

Dans l’imaginaire collectif, Jamaica Bay est un cloaque et non une destination « verte », les connotations sont tenaces, semble dire Greenfort. Mais l’exposition est-elle là pour revaloriser culturellement ce parc devenu pourtant un modèle de réhabilitation, une réserve naturelle à la faune attirant les scientifiques ? Son intention est loin d’être claire, point commun à bien des expositions dont la finalité profonde reste toujours fuyante, spectateurs, commissaires et artistes hésitant toujours à attendre une quelconque vertu désignée ; faute, peut-être, d’une forme appropriée au sujet et au processus que condense l’écologie. Sans lecture approfondie, le visiteur passera à côté du maillage inextricable inhérent à l’écologie, tissant d’un même tenant science, société et philosophie politique. Les expositions calquant souvent leur ADN sur celui de l’écologie, elles écopent de sa difficulté à être synthétisée sans écarter aucun des facteurs qui la composent.

Tue Greenfort, souvent à l’aise avec les conditions paradoxales des vertus écologiques, est lui aussi tombé dans le piège d’une sorte de rectitude liée au format de l’immersion locale d’une résidence, minorant les pouvoirs de la forme au profit d’une prédominance de la justesse du contenu. Greenfort a rendu compte de la situation de cet écosystème plutôt que de la métaboliser en formes plus génériques. Ainsi, dans Milk Heat, réalisée en 2009 sur le domaine de Wanås, au sud de la Suède, l’artiste avait réussi la parfaite équation formelle pour aborder les écueils de la vertu du tout biologique en plaçant un chauffage de fonte au bord d’une petite route. L’alimentation de l’objet domestique semblait provenir d’un bâtiment agricole en arrière-plan, une étable en l’occurrence. Le lait produit biologiquement sur les terres de cette propriété nécessitant d’être refroidi pour être transporté, la ferme affichait une consommation  énergétiquement loin d’être en accord avec son principe bio. Greenfort avait imaginé qu’en faisant circuler le lait jusqu’à l’extérieur, il pouvait le refroidir tout en trouvant une métaphore visuelle non dénuée d’humour pour aborder la problématique du réchauffement climatique et du gaspillage d’énergie, l’achat d’un litre de lait biologique ne dédouanant finalement pas le consommateur de son empreinte carbone. L’art de débusquer les ambiguïtés du discours écologique volontairement binaire de Tue Greenfort l’avait ainsi, jusque-là, conduit à proposer des formes qui s’affranchissaient du « modèle » écologique des pionniers des années 1960, plutôt impropre à l’exposition. Mais à Long Island City, les arrangements formels dans l’espace n’ont pas passé ce cap. Entre des propositions plastiques dignes d’un exposé de sciences naturelles et des anecdotes visuelles, l’exposition ne livre pas son contenu, n’intrigue pas suffisamment pour que le visiteur non riverain de Jamaica Bay ait envie de s’impliquer plus avant dans la proposition, d’être un citoyen conscient de l’implication de sa présence dans le monde. Les formes de l’écologie sont décidément bien résistantes au changement.

C’est un écueil qu’a partagé l’exposition de World of Matter 2, collectif dont Gentiane Bélanger a analysé, dans ce numéro, la démarche d’abord développée sur le Web. Dans les espaces de la galerie Leonard & Bina Ellen, le collectif a perdu quelques plumes d’efficacité dans la conversion du format numérique off-shore et à géométrie variable vers celui, plus normé et incarné, de l’espace d’exposition. Convoquant les méthodes de la cartographie aux schémas statistiques, aux vitrines, aux légendes très augmentées, la visite comprend aussi de très nombreux films dont les formats excèdent le temps d’une visite habituelle, même consciencieuse. En effet, depuis White Oil, réalisé par Judy Price, à regarder pendant 65 minutes, calé dans un fauteuil et casqué face à un moniteur, jusqu’à une petite salle de projection où est diffusé Episode of the Sea (film de 63 minutes dirigé par Lonnie van Brummelen et Siebren de Haan), en passant par des formes pour tablettes (Landrush, enquête réalisée par Frauke Huber et Uwe H. Martin), la multiprojection White Gold d’Uwe H. Martin et une installation filmique d’Ursula Biemann et Paulo Tavares (Forest Law, 2014, 42 minutes), le visiteur doit accepter de ne pas savoir, à moins de bivouaquer pour la journée, le tout frôlant l’éventuelle overdose.

L’ubiquité des films informés, dont les partis pris esthétiques passent du noir et blanc esthétisant à l’entretien « face-caméra » jusqu’à la voix hors-champ sous-titrée, formalise assez justement le flot insaisissable de données qu’il faudrait maîtriser simultanément pour comprendre la complexité des intrications entre systèmes économiques et dysfonctionnements environnementaux. Cependant, une telle stratégie demeure contre-productive. On connaît les effets délétères de la stratégie du choc, le réflexe de désengagement qu’une image de désastre peut susciter. Celle de la sublimation de la pollution, plutôt courante en photographie environnementale, est tout aussi discutable. Le choix de l’immersion excessive, si elle est parfaitement juste par rapport à une réalité tentaculaire des sujets abordés, est discutable en terme de réception : car à qui s’adressent de telles formulations dans ce cas précis ? L’absence de définition précise des compétences attendues de l’interlocuteur-visiteur conduit, ici, à penser l’inefficience de la proposition. Car que produit la désignation de l’impossibilité du visiteur à réellement s’informer et à maîtriser certains des enjeux de la problématique écologique si ce n’est, a priori, un sentiment d’impuissance dont on peut soupçonner qu’il ne sera pas forcément producteur d’un sursaut de conscience ? Les formes de l’écologie seraient-elles donc vouées à rester incompétentes et impuissantes ?

La vulgarisation et la prise en charge philosophique du concept géologique d’Anthropocénie, dont on devrait la paternité au météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen, pourrait changer la donne non seulement au plan écologique, mais aussi artistique. En effet, si les instances internationales admettent que l’humanité quitte l’Holocène qu’elle habitait depuis plus de 10 000 années pour s’installer dans l’ère Anthropocène (en admettant qu’elles se mettent d’accord sur une date inaugurale, depuis 1790, marquant l’entrée dans l’ère industrielle et sa consommation de ressources fossiles, ou 1945, comme année de l’âge atomique), il faudrait totalement réviser les standards des écologies et de la protection de la nature. Cela impliquerait, en effet, que la nature intacte n’existe plus, la présence de l’humanité influant donc jusque dans les strates géologiques de la Terre.

Le philosophe Bruno Latour est de ceux qui pensent l’Anthropocène et la révolution intellectuelle qu’elle implique, mettant un terme définitif au dualisme entre nature et culture, précipitant ainsi les redéfinitions des valeurs juridiques et morales des plantes comme des animaux. Latour voit en l’art l’instrument de médiation idéal, le terreau pour imaginer cette révolution qui serait déjà arrivée depuis des décennies et qu’il conviendrait de visualiser a posteriori. C’est là tout le paradoxe fertile qui découlerait de cette décision scientifique. En octobre 2014, Latour déclarait dans un colloque en marge de l’exposition Anthropocène Monument 3 qu’il avait codirigée avec le directeur du département de sociologie de Lancaster, Bronislaw Szerszynski et Olivier Michelon, directeur du musée des Abattoirs de Toulouse : « Confronté à cette réalité, tout citoyen peut éprouver une sensation d’effroi et de désarroi. Seuls les artistes peuvent rendre sensibles et intensifier ces données scientifiques, les dramatiser et dédramatiser. Nous faire dépasser l’effet démobilisateur de la sidération 4 » Et Olivier Michelon d’ajouter : « Il y a une vraie crise de la représentation, les artistes sentent qu’ils n’ont plus la compétence nécessaire pour penser le monde de manière globale ; ne leur reste, pour l’appréhender, que la connaissance poétique. D’où ce regain d’intérêt, dans l’art, pour tous les chamanismes et animismes. Plus qu’un art écolo surgit une autre façon d’éclairer les savoirs. »

Dans les faits, l’exposition prospective Anthropocène Monument n’a pas forcément amené à considérer des formes nouvelles, brassant elle aussi les cartes, vitrines et taxonomies révisées. C’est dans la nef principale du musée, occupée par une sorte de montgolfière réalisée de dizaines de sacs de plastique commerciaux par Tomas Saraceno et une cohorte de volontaires, que cette recherche d’un monument trouvait une certaine résolution. Une étrange proposition entre radeau du consumérisme et vaisseau utopique cherchant à s’éloigner de l’aspect terrestre (la forme étant gonflée d’air chaud) opérait un lien entre histoire et projection (le ballon étant conçu avec l’expertise d’un laboratoire de l’aérospatiale). Ainsi, l’Anthropocène reste entièrement à imaginer, à se doter d’une histoire. Qu’elle ait déjà commencé est une chance, elle permet d’enclencher une rétro-prospection inédite dans laquelle les formes de l’écologie devront se redéfinir et se défaire des automatismes de réception et de formulation qui, jusqu’à présent, ont formaté pratiques et usages. L’oeuvre du duo Allora et Calzadilla, justement au centre de l’exposition Rights of Nature, Arts and Ecologies in the Americas, commissariée par T.J. Demos et Alex Faquharson à Nottingham en Grande-Bretagne 5, en serait un parfait symbole : une pompe à essence fossilisée. Simple, presque simpliste, la proposition trouve dans l’Anthropocène un terrain où cette forme déjoue sa fixité et construit une mythologie. Les formes de l’écologie ont résolument besoin de nouveaux récits pour se régénérer.

 

Bénédicte Ramade a consacré son doctorat à la proposition d’une réhabilitation critique de l’Art écologique américain et consacre ses nouvelles recherches aux croisements entre éthique du care et pratiques artistiques environnementales. Elle prépare actuellement une exposition sur le changement climatique dans l’ère Anthropocène pour le Ryerson Image Centre de Toronto, après avoir consacré deux commissariats et leur publication aux phénomènes d’artificialisation de la nature (Acclimatation, Villa Arson, 2008-2009) et de recyclage (Rehab, Fondation EDF, Paris, 2010-2011). Critique d’art et d’exposition depuis quinze ans en France puis au Québec, elle enseigne l’histoire de l’art à l’UQAM et à l’Université de Montréal.

 


  1. Tue Greenfort, Garbage Bay, SculptureCenter, Long Island City, 10 novembre 2013 – 27 janvier 2014.
  2. World of Matter, exposer l’écologie des ressources, Galerie Leonard & Bina Ellen (Montréal), du 20 février au 18 avril 2015, commissariat : Krista Lynes et Michèle Thériault.
  3. Musée des Abattoirs de Toulouse, du 3 octobre 2014 au 4 janvier 2015
  4. Bruno Latour, propos rapportés par Emmanuelle Lequeux, « Nouvelle ère, nouvel art », Le Monde, 28 novembre 2014, p. 19.
  5. Nottingham Contemporary, du 24 janvier au 15 mars 2015, avec Allora & Calzadilla, Eduardo Abaroa, Ala Plástica, Darren Almond, Marcos Avila Forero, Amy Balkin, Subhankar Banerjee, Mabe Bethônico, Ursula Biemann & Paulo Tavares, Center for Land Use Interpretation, Minerva Cuevas, Jimmie Durham, Harun Farocki, GIAP: Grupo de Investigación en Arte y Política (with Beatriz Aurora), Paulo Nazareth, The Otolith Group, Fernando Palma Rodríguez, Claire Pentecost, Abel Rodríguez, Miguel Angel Rojas, Walter Solón Romero.