Manon Regimbald
N° 101 - automne 2012

L’appel de la démesure. Sur des oeuvres de Jérôme Fortin et de Guy Laramée

Guy Laramée, Guan Yin
Galerie d’art d’Outremont
3—27 mai 2012


 

Le monde est grand mais en nous il est profond comme la mer.
–Rainer Maria Rilke

Il arrive que l’art soit travaillé par la démesure. Mais comment prend-on la mesure de la démesure ? Comment l’oeuvre nous fait-elle voir le refus des limites que cela implique ? Comment la laisser apparaître en sculpture alors que sa recherche se bute à l’incontournable limitation de l’être ? Comment rend-elle visible, sensible et palpable, cet illimité alors que la sculpture elle-même est contrainte par et dans la matière qui l’incarne – ici et maintenant ? La fin évoquée serait-elle celle de l’homme ? Fort de l’oeuvre, réussirons-nous à apprivoiser cette frontière ultime ? Car la sculpture peut nous faire voir grand. Si bien qu’il se peut que nous devenions tout petits à ses côtés, dépassés. Même si on ne veut plus de la petitesse de la vie et qu’on espère en grand, car qui veut se plier à des limites alors que la vie tend à s’épandre ?

La démesure à dessin

« L’immensité est en nous », nous assure Bachelard ; elle s’étend, dans l’immobilité de la rêverie et des songes, dans cette solitude qui nous rapproche, pour un moment, de l’éternité, du silence qui s’offre à perte de vue. Immensité intérieure qui nous ancre dans l’ici même lorsque la sculpture fait onduler les images, entre le plus loin et le plus près. Dans cet espace de méditation, le monde n’est plus perçu tel quel, mais dans un ailleurs où le lointain fait signe au lointain. Tel que défini depuis l’Antiquité grecque, l’hubris témoigne « d’un refus de la condition humaine en niant la limite qui sépare les mortels des immortels 1». C’est ici, quand « le minuscule et l’immense sont consonants 2 », comme le dit si bien Bachelard, que nous la chercherons pour mieux la faire venir à nous.

En fait, si des oeuvres de Jérôme Fortin (Continuum) et de Guy Laramée (Guhan Yin) nous ont aidés à mieux saisir la procédure de la démesure en sculpture, c’est que l’ensemble de leur démarche tend à en éprouver les limites, chacun à sa façon, même s’ils cheminent dans des voies différentes, l’un empruntant les routes du romantisme et l’autre, celles du minimalisme ; l’un choisissant un versant plus figuratif, l’autre, plus abstrait. Cependant, leurs points de vue critiques et leurs regards inquiets laissent voir aussi une société promise aux forces destructrices de l’Homme, si affamé, si assoiffé, excédé par la surconsommation, la surcapitalisation.

Pourtant la rivalité entre l’infini et le fini que découvre la démesure se développe en arithmétique et en géométrie là où s’expose la dualité constitutive du réel, tout comme elle se poursuit dans une perspective philosophique et religieuse à finalité éthique. L’équivoque du couple physique limité et illimité fait face à celle aussi redoutable d’Apollon et Dionysos. La mesure et la démesure ont plusieurs noms, comme elles ont plusieurs histoires 3. Pour l’humain qui cherche un sens à la vie, la mesure et la démesure se débattent et leur antique combat est toujours engagé entre le cosmos et le logos, l’homme et les dieux. Les paysages du ciel et de la terre demeurent un champ de bataille continu où oeuvre la puissance de l’univers et le lieu où se joue la finalité de l’Homme. Indissoluble, la duplicité du monde ne fait que réfléchir cette dualité entre hubris et metrion,– le ciel et la terre, l’ombre et la lumière– qui s’affrontent sur l’horizon infini. La recherche du sens de la vie qui ne se donne jamais que par la totalité est vouée «aux formes les plus hautes d’hubris », l’amour, la vie et la mort, alors que tout est en suspens et immobile. L’union du ciel et de la terre deviendrait aussi celle de l’homme et des dieux 4.

L’incertitude sur des oeuvres de Guy Laramée

Peut-on prendre la mesure de la démesure que défient sans cesse la mort, le sacré qui balisent les limites humaines les plus fondamentales ? Il faut voir comment Guy Laramée fait naître sur la mince tranche d’un livre toute une montagne. Et encore, comment sculpte-t- il une vague à l’image de celle d’Hokusai sur un autre ouvrage à partir duquel déferleraient en définitive toute la mer, peut-être même, un tsunami. Car « l’infinité de l’espace intime 5 », aussi vaste que la nuit et que le jour, pointe entre ces peintures de paysages hyperréalistes mais vaporeuses, embrumées, embuées malgré leur lissage et ces sculptures de livres sur l’arête desquels Laramée dresse monts et vallées, vagues et crêtes. Comprenons bien, vaste, non pas au sens propre de la géométrie objective, mais en raison des résonances intimes que dégagent ces oeuvres. Sur place, nous nous situons devant l’immensité de leur profondeur où nous nous enfonçons, sans limite.

C’est qu’il y a de l’incertitude dans et devant la démesure, comme si la raison des livres se perdait, se dérobait, disparaissait, érodée par le temps, ruinée par l’entropie. En fait, « aucune certitude », voilà ce qu’écrivit Guy Laramée après la mort de sa mère, mais uniquement un silence immense qui continue, sans fin, explique-t- il. « Je ne suis certain de rien », renchérit Guy Laramée, d’un même souffle, comme pour démultiplier l’ampleur de cette immensité où nous nous trouvons projetés. Un rituel d’éternité ? Et ce, malgré tous les dictionnaires encyclopédiques, les bibliographies bibliques, thésaurus et compendium possibles, en dépit de toutes les sommes inimaginables trouvées, ramassées, sculptées en creux, découpées, refermées, figées et élues par cet artiste qui a choisi, depuis longtemps déjà, d’en faire le temple de l’inconnaissance. Au coeur de cette intime intensité, l’immensité devient la conscience de son agrandissement, de son approfondissement. L’univers s’amenuise, rapetisse, se concentre et se condense dans l’incertitude, cette « seule conviction qui nous reste », insiste Laramée, ou autrement dit, cette logique du Vague, comme la nommait si bien le philosophe, mathématicien et sémioticien C. S. Peirce.

D’où la construction de cet autel dédié à Guhan Yin devant laquelle Laramée étale un tapis composé de cinq cents guenilles délavées cousues les unes aux autres recréant une trame dont la grille porte en elle la démesure. Le lieu ainsi installé prédispose à une attitude contemplative dont la si grande valeur humaine agrandit l’immensité évoquée. Mais la démesure n’a pas d’objet. Et pourtant, devant la théâtralité des sculptures et des tableaux de  Laramée, nous ressentirons l’agrandissement de notre propre intériorité, perdus dans nos pensées. Et la grandeur augmente au gré de l’intimité qui se creuse «quand s’assouplit la dialectique du moi et du non-moi 6 ». Bachelard insiste, « la miniature est un des gîtes de la grandeur 7 ». Dans ce jeu des limites qui s’ouvrent et se déplacent, le monde et la chair du monde, l’être et le cosmos s’entrecroisent, alors que c’est par leur immensité que l’intimité et l’infini se touchent et communient sur cette ligne d’horizon. Nous espérons dans la croissance de l’un et l’autre au fur et à mesure que ses livres sont gravés en creux, défaits, décomposés au profit d’infimes paysages reconstruits, tout petits, petits, juchés sur la tranche.

L’inachevable

Il n’y a pas de belle surface sans une profondeur effrayante.
– Nietzsche

Comment la démesure apparaît-elle en sculpture alors que sa recherche se bute à l’incontournable limitation de l’être ? Les artistes l’ont compris. Les uns l’ont exprimé par une simple ligne comme la Colonne sans fin de Brancusi, le Running Fence de Christo, Lever de Carl Andre, A Line made by Walking de Richard Long ou d’autres, plus près de nous, comme Continuum de Jérôme Fortin – un hommage au compositeur américain Morton Feldman. Des boîtes de carton ouvertes remplies de rouelles de métal ajourées, simples dessus de boîtes de conserve minutieusement découpés, aux ajours rigoureusement calculés, jouxtés et alignés les uns aux autres pour former une ligne modulée qui s’étire, s’agrandit, s’allonge, se superpose, se poursuit, se déroule et défile, traçant une trajectoire imposante gonflée de toutes ses échancrures et ses découpages, de tous ses évidements et entailles répétées, réitérées multipliées, mille fois plutôt qu’une, jusqu’à ce qu’elle recrée, sans relâche, un immense flux porteur d’autant de reflux incalculables, qui cherchent à aller plus loin, à s’allonger, à se prolonger, sans répit. Mais tant de petits trous et d’ouvertures, tant de vides et de jours découpés ouvrent l’espace du dedans, marqué par la « trace du point en mouvement », cet « être invisible », écrivait Kandinsky, qui « dans la fluidité du langage est symbole de l’interruption et en même temps est le pont d’un être à l’autre. […] Dans l’écriture c’est cela sa signification intérieure 8. » Pour Kandinsky, « le point géométrique a trouvé sa forme matérielle en premier lieu dans l’écriture – il appartient au langage et signifie le silence 9. Et cette ligne, « archétype du mouvement illimité » qui porte en elle « les formes les plus concises des possibilités infinies du mouvement 10 », Jérôme Fortin prend grand soin de la ponctuer de manière à faire silence et à nous détourner d’un trait trop imagé afin d’offrir une étendue supplémentaire à l’être intime. Chaque jour dégage un autre espace pour le silence ou la parole, pour la respiration ou pour un souffle, un souffle qui devient le souffle de la vie, le souffle de l’univers, qui nous arrache des tribulations du temps historiques, de la fin des temps comme de la finalité humaine.

L’appel sans fin

sublime … l’enlèvement absolu
de l’illimité le long de toute limite.

– Jean-Luc Nancy

Serions-nous hantés par cette illimitation pressentie du monde qui se réfléchit dans l’homme ?, par « cette obsession cosmique qui nous dévore 11 » dont parlait Cézanne? Néanmoins, l’ampleur de ce monde créé engendre un autre espace, une étendue sacrée comme nous l’indique l’étymologie du terme, sacer qui réfère à « l’autre part », évoquant moins tout ce qu’on peut sacraliser que tout ce qui est sacrifié et se dissout, retournant au néant 12. Cet autre « partage du sensible 13 » auquel nous convie cette démesure, distinct du sens commun propre à une époque, a pour effet l’expansion de la conscience qui se dilate alors qu’elle apparaît elle-même sans limite, sans fin.

L’afflux des pulsions et la pression de la raison s’entrechoquent entre elles, en nous. La mesure maîtrise le jeu des proportions et des équilibres, toutefois la démesure les défait et questionne cet accident des limites, temporaires et partielles. La sacralité et le sacrifice s’emmêlent en ce lieu paradoxal. Rien de l’infime et du colossal n’apparaît sans se dérober du même coup dans un passé et un avenir qui les projettent toujours plus dans une nuit et une aube qui échappent au temps eschatologique de l’histoire ou des dieux. Nous sommes désorientés au milieu des miniatures comme dans les méandres de la démesure, trop vaste quand tout bascule et se bouscule dans toutes les directions, du Nord au Sud et d’Est en Ouest. La recherche de la démesure se bute à l’incontournable limitation de l’être ; tour à tour, la mort et le sacré balisent les limites humaines les plus fondamentales qui défient notre existence. Moment sublime ? Fort probable.

 

Manon Regimbald, Ph.D. : Professeure associée au département d’histoire de l’art à l’UQÀM et directrice du Centre d’exposition de Val-David. Membre du Groupe de Recherche en Éducation Muséale, elle a organisé plusieurs expositions et publié de nombreux textes dans une perspective interdisciplinaire. Préoccupée par l’art du paysage et des jardins, elle s’intéresse à la problématique du lieu ainsi qu’aux chevauchements entre le texte et l’image.

 


  1. Jean-François Mattei, Le sens de la démesure, Monts, Sulliver, 2009, p.29.
  2. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p.159.
  3. François Flahault, Le crépuscule de Prométhée. Contribution à une histoire de la démesure humaine, France, Mille et une nuits Fayard, 2008.
  4. Jean-François Mattei, op. cit., p.174.
  5. Gaston Bachelard, op. cit., p.174.
  6. Gaston Bachelard, op. cit., p.173.
  7. Gaston Bachelard, op. cit., p.159.
  8. Wassily Kandinsky, Point Ligne Plan, Paris, Denoël Gonthier, 1970, p.33.
  9. Ibid., p.33.
  10. Wassily Kandinsky, op. cit., p.67.
  11. Joachim Gasquet, Cézanne – La Versanne: Encre marine, 2002, p.235.
  12. Pierre Ouellet, Où suis-je ? Paroles des Égarés, Montréal, VLB éditeur, 2010.
  13. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.