Christine Ross
N° 110 – printemps-été 2015

Le nuage en vidéo : notes sur l’Aftermaths d’Isabelle Hayeur

L’envergure de l’évolution de l’oeuvre photographique et vidéographique d’Isabelle Hayeur tient de sa capacité à approfondir son regard sur les questions d’environnement (l’étalement urbain ; l’impact des industries pétrolières, domiciliaires et touristiques sur la détérioration et la fragilisation d’écosystèmes). Depuis une quinzaine d’années, l’artiste pense et repense l’image du paysage urbain, agricole et naturel. Les publications récentes sur son travail ont mis en évidence une des principales stratégies esthétiques élaborées par l’artiste pour interpeller le spectateur dans ce questionnement: l’effacement numérique des contours de l’image lui permettant d’assembler diverses images dans une même composition sans dissoudre tout à fait sa structure composite. Marie Perrault observe que les images photographiques d’Hayeur « témoignent du caractère fractionné et construit de toute représentation du monde », dénotant ainsi « de l’impossibilité de décrire de manière continue un territoire 1. » Franck Michel souligne comment les photographies — images « conçues par une accumulation de plusieurs prises de vues », mais traitées et combinées virtuellement pour former l’apparence d’« un paysage unique » — agissent comme un leurre qui déstabilise l’expectative réaliste du spectateur 2. Marcel Blouin les désigne comme de « vraies fausses images »; Bénédicte Ramade, comme « des images anxieuses », dont la portée critique, voire politique, tient au fait qu’elles sèment un doute d’unité chez le spectateur 3. Ces observations sont importantes. Elles révèlent que l’enjeu de toute réflexion environnementale, aujourd’hui, est de prendre conscience de l’absence d’unité, c’est-à-dire de l’emmêlement culture/nature, de tout environnement. Elles illustrent aussi que l’image, chez Hayeur, agit sur le spectateur, dans la mesure où ses photographies instituent une incertitude quant au réalisme de l’image — une incertitude qui incite le spectateur à réfléchir sur cet emmêlement. Mais qu’en est-il de ses oeuvres vidéographiques ? Elles participent de cette esthétique. Mais les oeuvres vidéo récentes fonctionnent moins sur le registre du doute que sur celui d’une dialectique affective, entre enchantement et désenchantement. Ainsi en va-t-il tout au moins de Aftermaths (2013) présentée à la Biennale de Montréal de 2014 — projection vidéo HD de 14:45 minutes sur laquelle on se penchera ici — et de son exploration unique du nuage comme une image non seulement emblématique, mais aussi agissante de la crise écologique actuelle.

Aftermaths est un parcours vidéo de l’environnement fragilisé du sud de la Louisiane, huit ans après l’ouragan Katrina de 2005, l’un des ouragans les plus puissants, destructeurs, coûteux et meurtriers de l’histoire des États-Unis (on estime que 1833 personnes sont mortes, victimes de l’ouragan et des inondations, atteignant en majorité la population afro-américaine ainsi que les populations les plus pauvres de la Louisiane 4). Nous sommes donc dans « l’après » du désastre, dans la longue durée de la documentation des effets économiques, environnementaux et sociaux de l’ouragan, et non pas dans l’événement. Les premiers plans fixes de maisons abandonnées et de cimetières de voitures, présentés successivement en mode diaporamique, témoignent de cette impulsion documentaire. Celle-ci n’est pas sans rappeler le travail photographique de Bernd et Hilla Becher et leur souci de créer des archives visuelles de constructions industrielles en voie de disparition. Mais elle en diffère aussi significativement puisque les constructions qu’elle fait voir portent les cicatrices d’une catastrophe. Les images font également voir, et surtout entendre, que la vie persiste « malgré » la catastrophe. Cette tension, subtile mais continue (elle persiste tout au long de la vidéo), est cruciale puisqu’elle témoigne à la fois de la nécessité de documenter ce qui se perd, de désigner la violence à l’origine de cette perte et de refuser toute perspective environnementaliste téléologique de la fin. Les constructions sont détruites, mais la nature a poussé autour d’elles; les herbes bougent sous l’effet du vent, des voitures circulent; on entend le son du vent, des insectes, des oiseaux, de l’eau. Nous sommes dans l’après, c’est-à-dire dans la documentation des effets d’une catastrophe, mais aussi dans la possibilité d’une réflexion sur la suite des choses.

Cette tension entre catastrophe et vie est celle de l’insécabilité de l’enchantement et du désenchantement. Elle se confirme et prend toute son ampleur lorsque la caméra d’Hayeur se met elle aussi en mouvement au bout de 4 ou 5 minutes, alors qu’elle quitte le sol et s’élève vers le ciel pour créer un plan fixe d’approximativement une minute. Le plan isole le ciel du sol et donne à voir une suite de métamorphoses de nuages. Les nuages captés se transforment sous l’effet du vent, mais aussi par une manipulation numérique qui relie différentes images de nuages. L’effet pictural de cette séquence est saisissant : on se croirait face au creux d’une coupole de Correggio (L’Assomption de la Vierge (1526-1530), par exemple, où une spirale de nuages transmet l’expérience spirituelle de l’infini) ou à une composition de Constable, où le nuage fonctionne comme un « organe de sentiment 5 ». Le désenchantement, néanmoins, fait suite à cet enchantement puisque la caméra redescend peu à peu sur un dépotoir de voitures — passant de l’idéalisme corrégien du ciel à l’anti-idéalisme bataillien de la matière basse. Aftermaths persiste, pour un temps, dans ce désenchantement alors qu’Hayeur enchaîne des séquences de raffineries de pétrole, avec leurs quartiers pauvres à proximité et leurs cours d’eau pollués. Un des moments pivots de cet enchaînement est celui où la caméra saisit la fumée des raffineries qui s’entremêle aux nuages pour ensuite s’élever à nouveau vers le ciel et produire un deuxième plan fixe de ciel ennuagé. Dans ce plan, les nuages en métamorphose ne peuvent plus être vus comme des éléments simplement naturels, mais bien comme des emmêlements de nature et de culture, de gouttelettes d’eau en suspension mêlées aux substances toxiques rejetées par les raffineries dans l’atmosphère. La dimension spirituelle du premier plan de ciel ne disparaît pas, mais il devient ici indissociable du sentiment de bassesse. Le registre affectif participe autant de l’enchantement que du désenchantement, opérant une tension qui s’amplifie lors de la troisième et dernière ascension de la caméra, à la fin de la projection, laquelle aboutit sur un plan fixe de nuages dramatisé par des éclairs et le son de vibrations électromagnétiques.

Dans son étude Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture (1972), Hubert Damisch fait appel au premier dispositif de Brunelleschi (sa fameuse tavoletta conçue au début du quinzième siècle) pour expliquer comment, dans la peinture occidentale renaissante et postrenaissante, l’image du nuage a échappé à la rationalisation perspectiviste. Le dispositif est constitué de deux panneaux — la tavoletta, sur laquelle Brunelleschi a peint le baptistère San Giovanni de la place du Dôme, à Florence, suivant les lois de la perspective linéaire (dont l’invention est en cours) — et d’un miroir. L’observateur qui fait l’expérience du dispositif tient la tavoletta d’une main et place son oeil contre le trou, au revers du panneau, par lequel il voit la peinture reflétée dans le miroir qu’il tient de l’autre main face à la tavoletta. Détail significatif de ce dispositif, la tavoletta ne représente pas le ciel de la piazza, mais le « montre » puisque la partie supérieure du panneau a été recouverte d’une surface d’argent bruni de façon à ce qu’elle puisse refléter le ciel et ses nuages en mouvement — reflet à son tour réfléchi par le miroir. Comme le soutient Damisch, le dispositif « a valeur d’emblème […] épistémologique, dans la mesure où il révèle les limitations du code perspectif dont l’expérience fournit la théorie complète 6. » Le procédé démontre que « [l]a perspective n’a à connaître que des choses qu’elle peut ramener à son ordre, les choses qui occupent un lieu et dont le contour peut être défini par des lignes. Or le ciel n’occupe pas de lieu, il n’a pas de mesures ; et quant aux nuages, on n’en saurait fixer les contours, ni analyser les formes en termes de surfaces […] 7. » Dès lors, exclu du code perspectif en raison de sa nature amorphe et de son absence de contours fixes, le nuage, en peinture, devient ce qui échappe à la rationalisation — il est le site de déploiement du rêve et de l’imagination. Commentant l’étude de Damisch, Raymond Bellour observe que la vidéo permet de voir le mouvement du nuage qui ne peut qu’être représenté en peinture 8. Plus fondamentalement que du mouvement, néanmoins, les nuages, dans l’art occidental (suivons ici Damisch qui reprend une formule de Bachelard), sont « des opérateurs d’élévation 9 ».

Dans Aftermaths, les images de nuages en mouvement (se transformant autant par le vent que par le montage numérique) sollicitent cette tradition picturale. La première ascension de la caméra instaure le nuage comme un opérateur d’élévation, mais elle l’établit pour le transformer éventuellement en un opérateur d’abaissement: la caméra redescend sur un dépotoir ; bientôt, la fumée s’échappant des raffineries s’entremêle aux nuages de sorte que le plan de ciel qui suit puisse enchevêtrer rêve et désillusion, enchantement et désenchantement. Ce deuxième plan de ciel traduit l’idéalisme et l’anti-idéalisme sans que l’un ne puisse gagner sur l’autre, montrant comment l’un participe de l’autre, mais aussi comment les deux perspectives — qui sont aussi deux types de temporalité puisque l’idéalisme est une ouverture sur le futur que l’anti-idéalisme re-matérialise vers le bas — peuvent être dialectisées pour résoudre les problèmes environnementaux actuels.

On peut apprécier la portée d’une telle esthétique dans une période désignée par les géophysiciens comme anthropogénique — une période débutant autour de 1800 et en accélération depuis la révolution industrielle. Ce qui nous renvoie rapidement ici aux conclusions du 34e Congrès international de Géologie de 2012 et à celles du Third National Climate Assessment émises par le U.S. Global Change Research Program en mai 2014. Depuis les cinquante dernières années, l’humain est devenu la cause première du réchauffement climatique ; il est devenu le facteur le plus important de l’évolution de tous les bassins hydrographiques à travers le monde ; il est le principal producteur et distributeur d’azote ; « par la déforestation, il est devenu l’un des facteurs principaux de l’érosion accélérée; et bien sûr, son rôle dans le cycle de carbone devient aussi immense que le degré de sa complicité dans la disparition des espèces 10. » Le désastre écologique de l’ouragan Katrina — l’érosion des plages, le déplacement des îles, la transformation de masses terrestres en masses d’eau, la perte de zones de reproduction et d’habitation d’espèces animales, la perte de vies humaines —, faut-il le rappeler, n’est pas qu’un phénomène naturel. Les digues qui ont cédé sous la force de l’ouragan avaient des défauts de fabrication majeurs, et le pétrole de multiples raffineries s’est déversé dans différents cours d’eau. Aftermaths est une réponse esthétique à l’anthropocène, car son drame, c’est aussi celui de l’image. Celle-ci opère le rêve et l’imagination, mais ce faisant, elle néglige la matière basse; elle accueille le rêve — notamment celui du progrès, lequel s’exerce en instrumentalisant la nature. L’onirisme, pour le meilleur et pour le pire, fait partie de l’humain. D’où la nécessité de trouver des images qui puissent accompagner les rêveurs que nous sommes à rêver autrement. L’originalité d’Aftermaths, d’Isabelle Hayeur, est d’avoir ramené la tradition picturale du /nuage/ pour inviter le spectateur à rêver en dé-rêvant et à dé-rêver en rêvant le monde, à même l’emmêlement de l’enchantement et du désenchantement.

 

Christine Ross est professeure titulaire de la Chaire James McGill en histoire de l’art contemporain au Département d’histoire de l’art et d’études en communication de l’Université McGill, et directrice de Media@McGill. Elle est l’auteure, entre autres, de The Past is the Present; It’s the Future too. The Temporal Turn in Contemporary Art (2012) ; The Aesthetics of Disengagement: Contemporary Art and Depression (2006) et Images de surface : l’art vidéo reconsidéré (1996). Elle a codirigé Precarious Visualities: New Perspectives on Identification in Contemporary Art and Visual Culture (2008) et codirige la publication The Participatory Condition (à paraître en 2015).

 


  1. Marie Perrault, « Un trouble moteur d’attention », dans Isabelle Hayeur, Montréal, Dazibao et Québec, Vu, 2013, p. 10.
  2. Franck Michel, « Plonger dans le paysage », dans Isabelle Hayeur : vraisemblances = verisimilitudes, Saint-Hyacinthe, Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe et Rimouski, Musée régional de Rimouski, 2014, p. 7.
  3. Marcel Blouin, « De vraies fausses images. De l’inévitable fabrication de la représentation », dans Isabelle Hayeur : vraisemblances = verisimilitudes, Ibid., p. 14 ; et Bénédicte Ramade, « L’efficience du doute », dans Isabelle Hayeur : vraisemblances = verisimilitudes, Ibid., p. 21.
  4. Richard D. Knabb, Jamie R. Rhome et Daniel P. Brown, « Tropical Cyclone Report Hurricane Katrina 23-30 August 2005 », http://www.nhc.noaa.gov/data/tcr/AL122005_Katrina.pdf. Consulté le 24 janvier 2015.
  5. Mary Jacobus, « Cloud Studies : The Visible Invisible », Journal of the Imaginary and the Fantastic, vol. 1, no 3, 2009, p. 219.
  6. Hubert Damisch, Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 171.
  7. Ibid., p. 170.
  8. Raymond Bellour, L’Entre-images 2. Mots : images, Paris, P.O.L/Traffic, 1999, p. 6.
  9. Damisch, op.cit., p. 35.
  10. Bruno Latour, « L’Anthropocène et la destruction de l’image du Globe », dans Emilie Hache, dir., De l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014, http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/135-ANTHROPOCENE-HACHE.pdf. Consulté le 24 janvier 2015.