André-Louis Paré
N° 126 - automne 2020

Penser laboratoire

À moins d’être Robinson sur son île déserte, l’arrivée de la Covid-19, causant la crise sanitaire que l’on connait et le débat qui s’en est suivi, notamment sur son origine, nous a rappelé une évidence que l’on tend parfois à sous-estimer : nous vivons dans un monde où nos réalités, vécues au quotidien, finissent par se rejoindre. Bien que l’histoire récente du siècle passé nous ait déjà offert des expériences où le phénomène de la résilience fut, à chaque fois, éprouvé, jamais n’avons-nous partagé grâce, particulièrement, aux moyens des télécommunications et des réseaux sociaux, une situation nous offrant la vive impression que nous sommes toutes et tous « dans le même bateau ». En supposant que nous sommes affectés de semblable manière; que nous vivons presque simultanément des événements similaires, cette expression rappelle aussi l’importance d’être solidaire dès lors que notre « être en commun » est mis à l’épreuve.

« Dans le même bateau » est aussi le titre d’un livre du philosophe Peter Sloterdijk paru en 1993 1 . Consacré à l’hyperpolitique, cet essai soulève des interrogations sur « l’art de l’appartenance » à une époque où la situation politique rend difficile l’existence d’une communauté pour des groupes d’individus qui, souvent, ont peu de choses en commun. Après avoir esquissé succinctement les deux stades qui ont précédé la période de « l’hyperbulle câblée », l’auteur brosse un portrait de notre aversion face à celles et ceux qui nous gouvernent. Il s’interroge sur notre appréhension de la classe politique au sein des démocraties occidentales qui reposent sur la culture de l’individualisme, culture qui oblige à repenser le socle sur lequel les humains admettent difficilement toutes formes d’autorité. Dans cette optique, il souligne l’intérêt que plusieurs portent aujourd’hui à « la vie d’artiste », laquelle représenterait des individus libérés des conventions du passé et destinés à vivre de nouvelles façons d’être ensemble. C’est dans ce contexte qu’il lui semble primordial d’envisager la société hyperpolitique, celle d’une communauté qui devra, dans l’avenir, « miser sur une amélioration du monde ». Mais pour ce faire, la vie en commun doit aussi être repensée. Elle doit être vécue tel un laboratoire dont l’objectif est de nous amener collectivement vers de nouvelles solutions.

Même si l’usage du mot « laboratoire » prend de nos jours une extension qui peut sembler parfois outrancière, dans une perspective sociopolitique, il est une métaphore plutôt stimulante pour l’intellect. C’est dans ces termes que la mairesse de Montréal, Valérie Plante, a récemment qualifié les multiples mesures prises par son administration alors qu’il s’agissait d’expérimenter autrement, pour la période estivale, les espaces publics au temps du coronavirus. Toutefois, le mot « laboratoire » réfère historiquement à un espace de travail spécifiquement associé au monde scientifique. Il désigne le plus souvent un lieu où un groupe restreint d’individus tente de mener des recherches selon un protocole rigoureux. À une époque où les scientifiques endossent très souvent le sarrau du chercheur, ces expériences se font principalement dans le domaine des sciences de la nature, comme la physique, la chimie et la biologie. Dès lors, il n’est plus question de les considérer comme des savants tentant de mener seuls leurs recherches en marge de la communauté des chercheurs. Sauf exceptions, ils ou elles travaillent en équipe selon des plans précis, sinon en vue d’expérimenter ou d’explorer de nouvelles avenues. Conséquemment, un laboratoire est un lieu où nos connaissances résultent d’une mise en commun d’efforts partagés. C’est un endroit où l’individualité n’a souvent de sens qu’au sein d’une communauté. Or, depuis des décennies, cette idée du laboratoire s’est étendue à plusieurs disciplines des sciences humaines, mais aussi dans le domaine de la création artistique.

Le dossier « Laboratoires » explore justement plusieurs avenues de ce que ce mot invite à penser dans son sens élargi. Le texte de Pamela Bianchi se penche sur l’imaginaire des laboratoires, et ce que cela induit au sein des institutions culturelles. Elle en fait rapidement l’historique pour enfin s’attarder à quelques exemples contemporains, dont le centre d’art précédemment nommé Witte de With et le centre culturel OGR de Turin qui se veulent des lieux d’expérimentation rigoureux. La contribution de Barbara Tiberi vise, quant à elle, l’expérimentation créative qui s’est développée, à partir des années 1960, à la croisée du monde de l’art et de l’industrie. Puisque certains ateliers d’usine se transforment en laboratoires, les artistes ont à conjuguer dans un contexte de production au service de l’économie capitaliste. Mais l’idée du laboratoire comme espace de travail collaboratif est aussi l’occasion pour certains groupes ou collectifs d’artistes de mettre en action des interventions qui ne peuvent avoir lieu qu’en équipe. Aseman Sabet, qui a dirigé ce dossier, nous présente Forensic Architecture, un groupe de recherche basé à Londres, qui procède d’une mise en commun des connaissances et des compétences afin de mener des enquêtes à des fins humanitaires et légales. Toujours dans la catégorie d’association interdisciplinaire, où l’idée de laboratoire est considérée comme un vecteur de changement, Sabet s’est entretenue avec Erin Manning fondatrice de SenseLab, un laboratoire polymorphe ancré à l’Université Concordia, intégrant philosophie, art et activisme.

Dans une perspective plus directement associée au laboratoire scientifique, il y a plusieurs artistes dont la recherche s’arrime aux sujets et aux méthodes de la recherche scientifique. Dans cette optique, Marie Siguier concentre ses réflexions sur certaines œuvres de l’artiste Hicham Berrada. Par ses collaborations avec plusieurs chercheurs, l’artiste-laborantin aspire à une vision de l’art où la nature devient son principal atout. De son côté, Kyveli Mavrokordopoulou présente la pratique de quatre artistes — Eve Andrée Laramée, Susanne M. Winterling et le tandem Marjolijn Dijkman et Toril Johannessen — dont l’intérêt pour la recherche en science n’en garde pas moins une saine distance critique dès lors qu’elle s’associe au pouvoir politique. C’est aussi le cas de l’artiste Laurent Lamarche qui s’est entretenu avec Marie-Ève Charron à propos de sa fascination pour ce que propose la recherche scientifique en termes de connaissance du réel, tout en demeurant sereinement dubitatif dès lors qu’elle semble être devenue la seule source de vérité.

Il est vrai que les imaginaires de la science et de la création artistique ne suivent généralement pas les mêmes orientations. Dans son essai, Matthew MacKisack discute justement du rôle de l’imagination en science en prenant comme point de départ des expériences en sciences cognitives. Enfin, si nous revenons à l’idée du laboratoire comme espace de discussion à partir duquel peuvent émerger de nouvelles façons d’améliorer la vie en commun, Simone Chevalot s’est entretenue avec Massimo Guerrera et Sylvie Cotton sur un projet performatif ayant pour titre Domus (Les résonances des plateformes). Cette œuvre-laboratoire, qui s’étalera sur dix ans (2017-2027), mise sur une « esthétique de l’union », pouvant ainsi stimuler un art de l’appartenance à partir duquel il est bon d’imaginer le futur de la communauté au-delà de l’isolement d’une pensée solipsiste.

Pour compléter ce numéro, la section « Événement » propose un texte de Marjolaine Arpin sur la biennale d’art numérique Némo. Son texte se concentre sur l’exposition principale présentée au CENTQUATRE-PARIS et dont la thématique porte sur une fin de notre monde alors que le devenir est advenu. S’ensuit la section « Comptes rendus » dans laquelle onze textes se penchent sur des expositions récentes dont plusieurs furent interrompues par la pandémie.

 


1. Peter Sloterdijk, Dans le même bateau. Essai sur l’hyperpolitique (trad. Pierre Deshusses), Paris, Éditions Payot & Rivages, 1997 [1993].